En RDC et en Ouganda, le groupe Total dans le viseur des défenseurs de l’environnement
En RDC et en Ouganda, le groupe Total dans le viseur des défenseurs de l’environnement
Par Laurence Caramel
Des ONG locales accusent les deux Etats et le pétrolier français de mettre en péril des sanctuaires de biodiversité. Ailleurs en Afrique, l’opposition aux énergies fossiles grandit aussi.
Le parc national de Murchison Falls, en Ouganda, en 2000. / Oliver Sedlacek / Wikimedia Commons
Florence Sitwaminya a fait le voyage depuis Goma, en République démocratique du Congo (RDC). Ce mercredi 29 mai, à l’occasion de l’assemblée générale de Total, la représentante du Centre de recherche sur l’environnement, la démocratie et les droits de l’homme (Creddho) doit interpeller le PDG du groupe français, Patrick Pouyanné, sur ses intentions dans l’instable région du Kivu. « Nous souhaitons que M. Pouyanné confirme que Total se retire du parc des Virunga, mais nous voulons aussi en savoir davantage sur ses projets dans la région », explique la militante.
Total détient un bloc de prospection qui empiète sur le parc national des Virunga – le plus ancien d’Afrique –, où d’importantes réserves de pétrole sont suspectées. Grâce à la mobilisation des ONG locales et internationales, les appétits des compagnies pétrolières ont jusqu’à présent pu être tenus à l’écart de ce site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais la décision prise fin 2018 par l’ex-chef de l’Etat, Joseph Kabila, de rouvrir le parc à l’exploration a fait naître de nouvelles craintes.
L’inquiétude des défenseurs de l’environnement est d’autant plus grande que le voisin ougandais vient à son tour de donner son feu vert pour mettre aux enchères une licence d’exploration sur une zone limitrophe du parc des Virunga englobant la partie du lac Edouard appartenant à l’Ouganda. Le 8 mai, la ministre de l’énergie, Irene Muloni, a annoncé la cession prochaine de cinq nouveaux blocs le long de la vallée du Rift, dont le très controversé bloc Ngaji, qui, outre sa contiguïté avec le joyau congolais, mord sur le parc national Queen Elizabeth, lui-même classé réserve de biosphère de l’Unesco.
Infographie Le Monde
Ce projet avait été repoussé en 2016 sous la pression des ONG et de l’Unesco, dont l’Ouganda comme la RDC sont signataires des conventions de protection de l’environnement. Le sujet devrait être au menu des discussions de l’organisation internationale lors de la réunion annuelle de son Comité du patrimoine mondial, début juillet à Bakou (Azerbaïdjan). Sans attendre, une coalition d’une vingtaine d’ONG congolaises et ougandaises a adressé une lettre commune aux deux chefs d’Etat, Félix Tshisekedi et Yoweri Museveni, leur demandant de soustraire ces sanctuaires de biodiversité à leurs visées pétrolières.
« Autoriser l’exploitation pétrolière ne détruira pas seulement ces écosystèmes, cela affectera aussi les communautés qui en dépendent pour leur survie, en particulier ici en Afrique, où les activités pétrolières n’ont cessé d’être la cause de dégâts environnementaux, de violations des droits humains et ont alimenté des conflits avec, entre autres conséquences, des exécutions extrajudiciaires », écrivent-elles, rappelant les engagements pris par les deux Etats, signataires de l’accord de Paris sur le climat : « Les énergies fossiles sont les plus grosses sources d’émissions de gaz à effet de serre. En tant que signataires de l’accord de Paris, vous vous êtes engagés à limiter les activités responsables de ces émissions. »
La lettre fait également référence au rapport publié début mai par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) alertant sur les risques d’extinction d’un million d’espèces sur les 8 millions recensées à la surface de la planète. Les forêts tropicales, dont celles d’Afrique centrale, constituent le plus grand réservoir terrestre de biodiversité.
Soupçons de conflits d’intérêts
Le message vaut aussi pour ce qui se prépare, 400 km plus au nord, dans le parc national de Murchison Falls. Dans cette réserve de près de 4 000 km2, Total s’apprête à exploiter les gisements qui permettront à l’Ouganda de rejoindre le club des pays pétroliers. La décision finale d’investissement qui doit être signée avec le gouvernement est attendue dans les prochaines semaines, ou au plus tard dans les prochains mois.
Mais les autorités ougandaises doivent depuis le 19 mai faire face à une plainte déposée par des organisations de la société civile qui dénoncent les conditions dans lesquelles le certificat d’évaluation d’impact social et environnemental accordé au projet Tilenga conduit par Total a été approuvé. Elles pointent deux violations des procédures auxquelles aurait dû veiller l’Autorité nationale de l’environnement, qui a délivré le certificat : la consultation adéquate des communautés touchées par le projet et le fait que les personnes chargées de mener les auditions soient des personnalités indépendantes, non suspectes de conflits d’intérêts. Une qualité dont ne peut se prévaloir Fred Kabagambe-Kaliisa, ancien conseiller présidentiel pour le pétrole et le gaz, choisi pour écouter les doléances des populations.
La major française, qui n’est pas directement mise en cause dans cette procédure judiciaire, n’ignore pas qu’au moment où l’urgence d’agir contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’impose à travers le monde, forer des puits de pétrole dans un des rares endroits préservés de la planète est une option difficile à défendre. « Total et ses partenaires ont travaillé pendant près de quatre ans en Ouganda pour réaliser l’étude d’impact social et environnemental du projet Tilenga. Nous l’avons conduite dans le respect des standards nationaux et internationaux, en particulier de la SFI [Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale], qui sont les plus stricts en la matière. Plus de 10 000 personnes ont été consultées », détaille un de ses porte-paroles.
Comme gage que ses activités ne conduiront pas à une hécatombe de la faune du parc, Total met en avant ses engagements pour laisser à son départ « un environnement dans un meilleur état que celui qu’il a trouvé ». « Les opérations couvriront moins de 0,1 % de la superficie du parc », fait-il encore valoir.
Pour une transition énergétique juste
Difficile à croire ? « Ce sont des fables. Il n’existe aucune transparence dans les contrats signés entre ces multinationales et le gouvernement. Que se passera-t-il si un accident se produit sur le site ? Comment empêcheront-ils la pollution ? Nous n’avons aucune garantie, nous ne savons rien », rétorque Edwin Fanta Mumbere, du Centre pour une conservation citoyenne (Cecic), basé à Kampala. Il ne se fait pas d’illusions sur les chances d’inverser le cours des choses pour Murchison Falls. « Il est trop tard, le gouvernement s’est engagé et il ne reviendra pas en arrière. Mais nous ne voulons pas que la même chose arrive à Ngagi. »
Le 25 mai, pour célébrer la Journée mondiale de l’Afrique, Edwin Fanta Mumbere s’est rendu à Kasese, la capitale du district du même nom, située aux portes du parc Queen Elizabeth. Dans trois écoles, il a diffusé un film sur les conséquences de l’exploitation pétrolière dans le delta du Niger, au Nigeria, et la résistance du peuple ogoni contre la multinationale Shell. « Nous voulons informer les populations, leur faire prendre conscience des risques liés au pétrole et les convaincre de se mobiliser pacifiquement pour réclamer une transition énergétique juste », explique-t-il.
Ni charbon ni pétrole : le même jour, une trentaine de rassemblements à travers 20 pays d’Afrique ont été organisés pour demander une alternative aux énergies fossiles. Mobilisation contre les centrales à charbon à Bargny (Sénégal), Lamu (Kenya) et San Pedro (Côte d’Ivoire), contre le pétrole en Ouganda et en RDC, marches pour le développement des énergies renouvelables au Ghana… Les jeunes Africains prennent leur part dans la mobilisation contre l’exploitation des énergies fossiles.
« Cyclones, sécheresses, inondations… Notre continent est frappé par des catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes et aux conséquences dévastatrices pour les populations, comme vient encore de le montrer le cyclone Idaï au Mozambique. Pourtant, l’Afrique reste une sorte d’eldorado pour les multinationales de l’énergie. Comme si la nécessité de la transition énergétique n’était pas pour nous, constate Landry Ninteretse, responsable pour l’Afrique du mouvement écologiste 350.org. Plus de la moitié des Africains sont encore privés d’accès à l’électricité, mais cela ne justifie pas de recourir aux énergies fossiles. L’Afrique dispose de sources renouvelables en abondance. Multiplier les projets fossiles se fait au détriment de notre santé, du climat et de la biodiversité. Nos gouvernements doivent entendre que ce n’est pas ce que nous voulons. »