Au Sénégal, le frère du président soupçonné de corruption
Au Sénégal, le frère du président soupçonné de corruption
Par Matteo Maillard (Dakar, correspondance)
Selon une enquête de la BBC, Aliou Sall aurait bénéficié d’un pot-de-vin en contrepartie de l’attribution de concessions pétrolières et gazières.
Aliou Sall lors d’une conférence de presse à Dakar, le 3 juin 2019. / Christophe Van Der Perre / REUTERS
C’est un scandale de corruption supposée qui ébranle le Sénégal jusqu’à sa présidence. Aliou Sall, le frère du président Macky Sall, aurait bénéficié d’un pot-de-vin en contrepartie de l’attribution de concessions pétrolières et gazières dans les eaux sénégalaises, selon un reportage de la BBC paru dimanche 2 juin. Si l’affaire Petro-Tim est connue depuis des années au Sénégal, la chaîne de télévision britannique va plus loin en affirmant détenir des documents confidentiels qui, pour la première fois, étayeraient ces soupçons de corruption.
Afin de comprendre la portée de cette affaire qui enfle sur les réseaux sociaux sous le mot-dièse #PetroGazGate, il faut revenir en 2011. Le Sénégal n’a pas encore découvert ses vastes champs gaziers offshore et la course à l’exploration bat son plein. C’est dans ce contexte que la société Petro-Tim, quasi inconnue dans le milieu pétrolier, décroche auprès du gouvernement deux concessions offshore de 17 000 km2. Reste que cette entreprise n’a pas les moyens techniques ni les fonds nécessaires pour sonder de potentiels gisements de gaz. Ce qui interroge sur ce choix, alors que d’autres acteurs plus expérimentés concouraient.
Petro-Tim cache le nom d’un homme d’affaires australo-roumain au passé obscur. Frank Timis a dirigé plusieurs sociétés minières et fréquente des chefs d’Etat africains, du Burkina Faso à la Sierra Leone. Ses entreprises minières, dont plusieurs ont fait faillite, ont été accusées de corruption et de non-respect des droits humains. L’une d’entre elles, Regal Petroleum, détient même le record de la plus forte amende à la Bourse de Londres pour avoir trompé des investisseurs, leur promettant qu’ils allaient trouver du pétrole alors qu’elle savait les puits à sec.
Philip Caldwell, son ancien gérant de fortune, qui a créé un trust offshore secret pour sa société-mère, Timis Corporation, révèle dans le reportage que Frank Timis aime à s’appeler « le parrain d’Afrique de l’Ouest »…
Un salaire de 25 000 dollars par mois
Entre Petro-Tim et le gouvernement sénégalais, un premier accord est signé le 8 décembre 2011, alors que le président Abdoulaye Wade est encore en poste. En mars 2012, un nouveau chef de l’Etat, Macky Sall, est élu, en partie pour son programme « contre la corruption érigée en système de gouvernance ». Malgré une enquête de l’Inspection générale d’Etat révélant déjà que Petro-Tim ne remplissait pas les conditions d’obtention pour un permis de recherche et d’exploration des hydrocarbures, Macky Sall signe les décrets en juin 2012, au nom de la continuité de l’Etat. Un mois plus tard, son frère, Aliou Sall, déjà consultant pour Frank Timis, est nommé « country manager » de Petro-Tim.
Le contrat d’Aliou Sall, révélé par la BBC, spécifie que le frère du président ne deviendra manager que lorsque le gouvernement sénégalais aura attribué les concessions à Petro-Tim. Une façon de « sécuriser ma collaboration en inscrivant que je deviendrai représentant du bureau une fois la procédure terminée », a justifié Aliou Sall en conférence de presse lundi : « C’était uniquement une démarche de protection de mes intérêts. » Le contrat révèle aussi un salaire de 25 000 dollars mensuels (environ 22 300 euros) pendant cinq ans, ainsi qu’une promesse de parts dans la compagnie, pour 3 millions de dollars environ. Un salaire « généreux pour quelqu’un sans expérience dans le domaine pétrolier », juge, dans l’enquête de la BBC, Jeremy Carver, avocat spécialiste de la corruption.
« Mon salaire, injustement révélé par la BBC […] n’a rien d’illégal, rétorque Aliou Sall. Il est totalement conforme à la pratique dans les milieux du pétrole et du gaz. » Quant à son inexpérience ? « Je suis diplômé de l’IAE [Institut d’administration des entreprises] de Paris-I en gestion des projets de développement, titulaire d’un master en finance publique, titulaire d’un master en administration publique de l’Ecole nationale d’administration de Paris, avance-t-il. Si des énarques peuvent diriger le groupe Total, je ne vois pas pourquoi un autre énarque ne pourrait pas diriger un simple bureau de représentation dont la tâche n’est pas d’aller forer des puits. »
« Il y a manifestement conflit d’intérêts »
Dans le disque dur contenant des milliers d’e-mails et de documents issus de la société offshore de Frank Timis, dont la BBC a eu connaissance, un versement a attiré le regard des enquêteurs. « Nous sommes sur le point de régler la taxe de transfert due au gouvernement sénégalais, indique l’extrait du courriel. FT [Frank Timis] voudrait 250 000 dollars. » Dans un autre document, daté du 5 juin 2014, le même montant est versé non au gouvernement sénégalais mais à Agritrans, une société possédée par Aliou Sall. Une transaction qui ressemble fortement à un pot-de-vin, selon les experts interviewés par la chaîne britannique.
Lundi, devant les caméras sénégalaises, Aliou Sall a contesté : « C’est absolument faux, faux, faux. Je n’ai jamais reçu, ni moi ni Agritrans, 250 000 dollars de Timis Corporation ou de Frank Timis. Je n’ai aucune idée de comment le nom d’Agritrans a pu apparaître à ce niveau. Je soupçonne qu’il y ait une intention de nuire. » Quant aux avocats de Timis Corporation, ils évoquent « une erreur comptable, corrigée par la suite ». Pourtant, dans les comptes de la compagnie relevés en décembre 2017, le paiement est toujours présent, trois ans après le premier document attestant du virement.
« Petro-Tim n’aurait pas dû bénéficier de ces permis en attribution car c’était une société qui n’avait aucune expérience dans le domaine pétrolier ou gazier, estime Abdoul Mbaye, premier ministre en 2012, qui a contresigné les décrets. Petro-Tim voulait employer Aliou Sall tout simplement parce qu’il était le frère du président, c’est gravissime. Il y a manifestement conflit d’intérêts : c’est le président de la République qui signe le décret qui permet au contrat d’entrer en vigueur et son frère travaille dans le groupe qui bénéficie de ce contrat. »
Un montant colossal qui échappe aux Sénégalais
En 2014, la compagnie pétrolière Kosmos Energy accepte de financer l’exploration sur les deux concessions et prête de l’argent à Frank Timis afin qu’il puisse payer une part du développement nécessaire. Le forage est un succès. Un des puits contiendrait 16 000 milliards de mètres cubes de gaz. Le géant britannique BP s’intéresse au gisement et accepte l’accord de rachat de Frank Timis en 2017, pour 250 millions de dollars.
Une somme importante qu’éclipse la redevance qui devrait être versée à Timis Corporation quand l’exploitation du gaz débutera, autour de 2020, selon un document de BP qui a fuité. Pendant les quarante prochaines années, le pétrolier britannique pourrait payer à Timis Corporation entre 9,27 et 12,56 milliards de dollars de royalties, selon l’inflation et l’évolution des prix du gaz. Un montant colossal, qui ne reviendra pas aux Sénégalais dans l’exploitation de leurs ressources naturelles, comme le déplore une partie de l’opposition.
Suite à ces révélations, Aliou Sall a annoncé intenter, mardi, une action en justice contre la BBC pour diffamation.