LA LISTE DE LA MATINALE

Au menu de notre sélection hebdomadaire, la redécouverte de l’œuvre de W. R. Burnett, grand maître américain du roman noir, et de l’unique roman de Pierre Goldman, une enfance à Marseille à l’heure de la décolonisation, une légende iranienne revisitée et l’univers invraisemblable des pêcheurs de haute mer au large de l’Ecosse.

ANTHOLOGIE. « Underworld, romans noirs », de W. R. Burnett

Des parrains déchus, des cyniques rattrapés par leur humanité, des truands incapables de fuir à temps et, pour solde de tout compte, un sentiment de gâchis qui colore de mélancolie le récit d’existences brisées…

Dans les cinq romans noirs (The Asphalt Jungle ; Little Men, Big World ; Vanity Row ; Underdog ; The Cool Man), parus aux Etats-Unis entre 1949 et 1968, que rassemble aujourd’hui le volume « Quarto », l’Américain William R. Burnett témoigne sans manichéisme du monde protéiforme de la criminalité. Les premiers récits proposés forment une trilogie ancrée dans une métropole imaginaire du Midwest, une ville gangrenée par la pègre et la corruption.

Contrairement à ses contemporains guidés par un souci d’efficacité, chez Burnett le suspense est secondaire et le spectaculaire inexistant. Le romancier s’attache avant tout aux ambiances et à la trajectoire psychologique de ses personnages.

Dans ses superbes « Americana » – ainsi qualifiait-il ses chroniques criminelles –, il parvient à marier réalisme et poésie en prose avec le plus grand naturel. La constellation de références littéraires qu’il glisse au fil de ses récits trahit l’amour que le styliste natif de l’Ohio vouait aux grands auteurs européens. Macha Séry

GALLIMARD

« Underworld, romans noirs », de W. R. Burnett, Gallimard, collection Quarto, 1 120 pages, 53 illustrations, 28 €.

ROMAN. « L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport », de Pierre Goldman

Tel un fantôme issu des années 1970, voici que reparaît l’unique et méconnu roman de Pierre Goldman, livre à tous égards hérétique, signé par une figure tragique du XXe siècle.

Riche roman de formation que celui d’Archibald Rapoport. Il naît en 1943 dans le sud de la France, d’un père guillotiné pour attentat antifasciste et d’une mère qui égorgea en premier lieu un officier SS, en second lieu elle-même. Recueilli après la guerre par sa tante Liouba, vigoureuse matrone de bordel argentin violée par douze cosaques sur le Vieux Continent, Archibald s’épanouit. Il voyage, étudie Hegel jusqu’à l’hébétude, fornique et fantasme à loisir.

Enfin, pour une raison qui ne se formule pas, il est saisi d’un violent désir de purification qui le transforme en serial killer. Jetant son dévolu sur les membres de l’administration policière et judiciaire française, il signe chaque crime en déposant un olisbos sur les lieux.

La suite est à l’avenant. La pansexualité, le blasphème comme l’humour noir traversent cette sombre fantasmagorie, dont la nausée tourne au feu de joie. Les ombres de Lautréamont, d’Alfred Jarry, de Jean Genet, de Gabriel Garcia Marquez dansent dans ces flammes, entretenues par le flow d’un style précieux, violent, chaloupé. Une identité y est affabulée : celle du juif errant, apatride et comploteur, lubrique et profanateur, telle que l’antisémitisme ne cesse de l’halluciner et telle que Goldman la revendique pour transsubstantier l’humiliation en marque de noblesse. Jacques Mandelbaum

SÉGUIER

« L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport », de Pierre Goldman, Séguier, collection L’indéfinie, 190 pages, 20 €.

ROMAN. « Les Choses comme elles sont », de Claudine Galea

Claudine Galea, dans Les Choses comme elles sont, nous invite à accompagner une fillette qui grandit à Marseille à l’heure de la décolonisation, partagée entre les mondes clivés de ses parents, le Père-Elios – à jamais en deuil d’une Algérie mythifiée – et la Mère-Ritou, institutrice campée sur les valeurs du communisme de l’après-guerre.

Claudine Galea observe et raconte tout à hauteur d’enfant. Et, sur ce fond d’enfance, elle montre comment les drames parallèles du père (le mirage colonial dissipé) et de la mère (un père évanoui, mécanicien sur un cargo dont la disparition inexpliquée est couverte par le « secret-défense ») entrent dans la conscience de la petite et peu à peu la construisent.

Curieuse, seule et singulière, l’enfant franchit, au fil des Choses comme elles sont, le gué qui la mènera à un territoire neuf, où toutes les vies sont possibles. La vivacité de sa perception sensorielle et la vitalité de son élan abolissent les obstacles. L’avenir, tous les avenirs, s’ouvrent alors devant elle, au bout de ce roman tout de mesure, de tempo et de justesse, qui, avec une légèreté apparente, propose la bande-son d’un temps, et d’une métamorphose. Philippe-Jean Catinchi

GALLIMARD

« Les Choses comme elles sont », de Claudine Galea, Gallimard, collection Verticales, 248 pages, 19,50 €.

FANTASY. « La Rose de Djam, tome I. L’Appel des Quarante », de Sandrine Alexie

A l’été 1186, en Syrie, le château de Terra Nuova pleure son seigneur, « le duc de fer ». C’est donc à Sybille, sa nièce, que revient la charge de défendre la forteresse de Jérusalem. A l’est, un ennemi plus dangereux que tous les émirs, princes et brigands, défie les Quarante. Pour l’arrêter, Sibylle doit retrouver une coupe légendaire qui renferme les secrets du cosmos : la Rose de Djam.

Dans ce premier tome, Sandrine Alexie revisite la légende iranienne du « Djam-i Djam », double oriental de la légende du Graal. Imprégnée de poésie mystique, elle sculpte des personnages âpres dans un monde violent, où les différends religieux se règlent à la pointe de l’épée. L’auteure transporte avec passion son lecteur dans les méandres des dynasties seldjoukide (Iran, Asie mineure, XIe-XIIIsiècles) et ayyoubide (Egypte, Syrie, XIIe-XIVsiècles), période au cours de laquelle cohabitent Normands, Occitans, Turcs et Perses dans un extraordinaire bouillonnement culturel.

La Rose de Djam mêle l’argot des Francs aux circonvolutions fleuries des émirs. Fascinée par les chroniques historiques, Sandrine Alexie s’amuse à en reproduire le style alambiqué. Elle renouvelle les sources d’inspiration de l’heroic fantasy tout en respectant les fondamentaux du genre. Un courant d’air frais dans un registre très attaché à l’esthétique de J. R. R. Tolkien, dont l’univers signe la rencontre entre les mythes celtes et scandinaves sur fond d’Europe médiévale idéalisée. Elisa Thévenet

L'ATALANTE

« La Rose de Djam, tome I. L’Appel des Quarante », de Sandrine Alexie, L’Atalante, 368 pages, 21,90 €.

ETHNOLOGIE. « Contre temps et marées », de Boris Charcossey

Les carnets de bord de Boris Charcossey, ethnologue embarqué avec des pêcheurs hauturiers (de haute mer) au large de l’Ecosse, nous font découvrir un univers invraisemblable, où la frontière du jour et de la nuit s’efface, où il n’y a pas plus de limites que de repères.

Ce livre confirme que ces hommes ne sont pas des aventuriers du grand large se frottant aux éléments au péril de leur vie, mais d’abord des ouvriers de la mer. Boris Charcossey donne à voir ces hommes épuisés enchaînant les gestes silencieusement, comme des automates. L’un d’eux déclare même : « Nous, on a le droit d’être au lit que si on est mort. »

L’enquête au long cours menée par l’ethnologue avec des équipages et des capitaines différents, pendant toutes les saisons, restitue l’âpreté de ce quotidien. Personne ne se plaint, même quand la mer fulmine. L’auteur, lui, avoue ressentir une grande lassitude à « observer les faits et gestes d’hommes soumis au martyre de la pêche », placé dans la posture du voyeur.

Les jours passent. Le sentiment d’isolement s’accroît, l’environnement de l’équipage se rétrécit. Il devient un huis clos avec une proximité forcée. Plus de repères géographiques, plus de réseau sur les téléphones portables, plus de navires croisés. Puis on revient à terre et la galère s’arrête, repos réglementaire oblige. Jusqu’à la prochaine rotation. Anne Both

PUBLICATIONS DE LA SOCIETE D'ETHNOLOGIE

« Contre temps et marées », de Boris Charcossey, Publications de la Société d’ethnologie, Nanterre, 208 pages, 12 €.