Pour Me Moudeïna, « la France soutient le Tchad pour lutter contre le terrorisme mais oublie qu’il y a les Tchadiens qui ont besoin de vivre »
Pour Me Moudeïna, « la France soutient le Tchad pour lutter contre le terrorisme mais oublie qu’il y a les Tchadiens qui ont besoin de vivre »
Par Cyril Bensimon (Ndjamena)
Prix Nobel alternatif en 2011, Jacqueline Moudeïna, l’avocate qui a fait condamner Hissène Habré en 2015 raconte ses nouveaux combats et le « durcissement » du régime tchadien d’Idriss Déby.
Right Livelihood prize winner, Chadian human rights activist Jacqueline Moudeina speaks at a press conference in Stockholm on December 5, 2011, prior to receiving the prize for her efforts to win justice for the victims of the former dictatorship in Chad. AFP PHOTO/SCANPIX/JONAS EKSTROMER (Photo by JONAS EKSTROMER / SCANPIX SWEDEN / AFP) / JONAS EKSTROMER / AFP
Jacqueline Moudeïna parle d’une voix douce mais mène ses combats sans fléchir, avec une détermination qui force le respect. Invitée d’Internationales, l’émission coproduite par TV5 Monde, RFI et Le Monde, diffusée dimanche 16 juin, l’avocate et défenseure des droits humains, consacrée prix Nobel alternatif en 2011, est l’une des consciences morales du Tchad. Dans un pays où la vie politique tourne inlassablement autour d’un « homme fort » ou prétendu tel, c’est une femme en apparence fragile qui bien souvent apporte la contradiction, dénonce la violence des dirigeants et pointe les failles de la société tchadienne. Parfois au risque de sa vie : en juin 2001, lors d’une manifestation, un soldat jette une grenade devant elle, la blessant très sérieusement à la jambe. Suivront 15 mois d’hôpital en France, des centaines de séances de rééducation qui n’ont pas effacé toutes les séquelles de cette agression.
Le procès de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré, dont elle fut l’une des principales instigatrices, lui a offert une notoriété internationale mais Jacqueline Moudeïna mène aussi des combats qui attirent moins les projecteurs, comme la lutte contre la torture dans les lieux de détention au Tchad, contre l’enrôlement des enfants comme « bouviers » et ces gosses d’une dizaine d’années subissent un quasi-esclavage pour garder des troupeaux, ou pour une plus grande transparence dans la gestion des revenus pétroliers.
La scolarisation des filles
Alors que doit se tenir les 18 et 19 juin à Ndjamena une conférence de l’Organisation internationale de la Francophonie sur « la scolarisation des filles et la formation professionnelle des femmes », celle qui fut un temps dans son lycée la seule demoiselle au milieu d’une cinquantaine de garçons prévient que pour combattre cette injustice, « il ne suffit pas de lancer des slogans ». Le Tchad mène officiellement une politique volontariste en la matière. Sur les artères de Ndjamena des panneaux indiquent qu’« éduquer une fille, c’est éduquer une nation », les mariages précoces ont été interdits, mais Jacqueline Moudeïna rappelle que « les indicateurs sont très mauvais » - le Tchad, selon un rapport de l’ONG One publié en 2017 faisait partie des 5 plus mauvais élèves en la matière- et que « les lois ne règlent pas forcément toutes les solutions ».
Si les 30 % du budget du pays absorbés par les dépenses sécuritaires, le très faible niveau de parité entre hommes et femmes peuvent être une partie de l’explication, « ce qui entrave la scolarisation des filles, ce sont les pesanteurs socio culturelles, dit-elle. Chez nous une fille, sa place est à la cuisine. Il faut un changement de mentalité et faire comprendre aux parents l’impérieuse nécessité de scolariser leurs filles. Ne serait-ce que lorsqu’elles seront mères elles puissent lire une ordonnance pour leur enfant. »
Orpheline de père avant sa naissance et de mère à l’âge de onze ans, Jacqueline Moudeïna ne serait sûrement jamais devenue avocate s’il y a 40 ans, un proviseur ne l’avait pas forcé à passer son baccalauréat. Une chance de la vie que Hissène Habré médite peut être depuis sa cellule.
La traque de l’ancien dictateur qui dirigea le Tchad entre 1982 et 1990, c’est la grande histoire de Jacqueline Moudeïna. 17 années de combat pour mener devant les tribunaux ce chef d’Etat aux 40 000 victimes recensées, réfugié au Sénégal après son renversement. Ce fut chose faite le 20 juillet 2015 lorsque s’ouvrit à Dakar son procès pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture devant les Chambres africaines extraordinaires. Cette juridiction mise sur pied par le Sénégal en accord avec l’Union africaine permit tout à la fois d’éviter un éventuel transfert en Europe – Hissène Habré fut inculpé en Belgique en vertu de la loi sur la compétence universelle – et de démontrer que le continent africain est en mesure de juger ses plus vils tortionnaires.
« Un travail inachevé »
Hissène Habré a été condamné à la prison à perpétuité en première instance. Sa peine a été confirmée en appel en 2017. Vingt de ses sbires, exécutants de la répression à travers la terrible Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), ont été condamnés au Tchad. Mais pour Jacqueline Moudeïna, « le travail est inachevé ». « Les condamnations – au Tchad des agents de la DDS- n’ont servi à rien car ces personnes ont été relâchées pour des raisons médicales », dit-elle. Le soupçon d’une protection politique en haut lieu pèse lourdement, tout comme la colère des 7 000 survivants et familles de victimes recensés. Les indemnisations promises, que ce soit lors du procès à Dakar devant les Chambres africaines extraordinaires ou lors du procès tenu à Ndjamena, n’ont toujours pas été versées. A Dakar, le tribunal avait ordonné le versement de plus de 120 millions d’euros de dommages et intérêts aux victimes mais aujourd’hui s’agace leur avocate « il n’y a rien dans ce fond fiduciaire constitué par les chefs d’Etat africains ». Le constat est le même pour les jugements effectués au Tchad où les condamnés et l’Etat devaient à parts égales verser 114 millions d’euros aux victimes. « Pour que la justice soit complète, il appartient au président de la République de prendre à bras-le-corps cette affaire, c’est lui qui est le seul maître à bord », interpelle Mme Moudeïna, sans oublier de pointer la responsabilité de la France et des Etats-Unis, deux puissances qui au nom de la lutte contre la Libye de Mouammar Kadhafi permirent à Hissène Habré de « mater son peuple ».
Près de 30 après le renversement du dictateur, le Tchad demeure un allié essentiel de Washington et plus encore de Paris, cette fois dans la lutte contre le djihadisme. Cet engagement a renforcé la stature internationale d’Idriss Déby mais au Tchad les libertés publiques sont muselées. Les réseaux sociaux sont restreints depuis près de 15 mois et les manifestations publiques quasi systématiquement interdites. « Aujourd’hui, on ne parle que de sécurité, s’insurge la défenseure des droits humains. Elle prend le dessus sur tout. Les manifestations sont autorisées quand elles soutiennent le président ou le parti au pouvoir alors que rien qu’une manifestation contre la vie chère est interdite au nom de la sécurité. (…) On place la sécurité au-dessus de tout mais il y a des questions relatives au mal vivre des Tchadiens qui doivent être réglées. »
Selon Jacqueline Moudeïna, ce durcissement du régime a pour objectif de « museler ceux qui osent parler, se prononcer sur la mal gouvernance car tout tourne autour de cela. C’est elle qui nous amène à avoir une justice malade, un appareil sécuritaire qui ne marche pas et dans lequel les gens utilisent la torture comme moyen de faire taire les gens. » Et de pointer la responsabilité de la France, meilleure alliée du pouvoir, qui en février a envoyé ses avions stationnés à Ndjamena dans le cadre de l’opération Barkhane bombarder une colonne de rebelles Tchadiens venus de Libye. « La France soutient le Tchad pour lutter contre le terrorisme mais on oublie qu’à l’intérieur du Tchad il y a les Tchadiens qui ont besoin de vivre, de régler leurs problèmes », dit-elle, avant de se demander, désabusée, si elle a bien fait d’accepter de recevoir en 2010 des mains de l’ambassadeur de France les insignes de chevalier de la légion d’honneur, « puisque ma voix n’est pas écoutée. »