En Tunisie, une nouvelle loi électorale enfièvre la scène politique
En Tunisie, une nouvelle loi électorale enfièvre la scène politique
Par Mohamed Haddad, Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Plusieurs candidats indépendants, empêchés de facto de se présenter aux élections de la fin 2019, dénoncent un « déni de démocratie ».
L’Assemblée des représentants du peuple, le Parlement tunisien, en novembre 2018. / FETHI BELAID / AFP
A quelques mois du double scrutin législatif et présidentiel prévu fin 2019, l’atmosphère politique s’est brutalement alourdie en Tunisie avec l’adoption, mardi 18 juin, par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) d’un train d’amendements à la loi électorale visant à éliminer des candidatures d’« outsiders » bousculant les partis établis. La polémique a fait rage ces derniers jours au sujet de cette modification de la loi électorale, introduite soudainement à l’initiative de la coalition soutenant le gouvernement de Youssef Chahed alors que des sondages d’opinion faisaient état de la percée dans les intentions de vote de figures qualifiées – par leurs adversaires – de « populistes ».
Parmi ces dernières se distinguent Nabil Karoui, controversé patron de la chaîne de télévision Nessma, le professeur de droit Kaïs Saïed, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) qui pourfend la révolution de 2011 comme « un complot étranger », et la mécène Olfa Terras-Rambourg. Le vote de l’ARP, qui écarterait de la course électorale trois de ces quatre nouveaux venus – M. Karoui et Mmes Moussi et Terras-Rambourg –, a été dénoncé par des organisations de la société civile, telle Al-Bawsala (« la boussole ») qui s’inquiète d’un « précédent extrêmement dangereux dans une démocratie balbutiante ».
« Rétablir l’égalité »
Les amendements durcissent les conditions de candidature pour les indépendants. Le gouvernement s’est efforcé de défendre cette modification de la loi électorale en se réclamant d’une « démocratie à préserver », selon le mot d’un proche de Youssef Chahed. A ses yeux, certaines personnalités qui ont commencé à mener campagne hors de tout cadre partisan opèrent sans être tenues par les règles « restrictives » corsetant l’activité des partis politiques déclarés. Ces contraintes encadrent la publicité politique et les dons de personnes morales privées ou publiques (plafonnés à 60 000 dinars, soit 18 000 euros) et interdisent le financement étranger ou la distribution d’aide (en argent ou en nature) aux citoyens. Il y avait donc là une « faille » qui autorisait une « perversion du système politique », précise cette source gouvernementale. Les amendements adoptés mardi n’avaient donc d’autre but que de « rétablir l’égalité entre les candidats », ajoute la source.
Un autre amendement vise implicitement Mme Moussi en sa qualité de nostalgique de l’ère Ben Ali. Il permet en effet d’écarter la candidature de toute personne faisant l’apologie des « violations des droits humains ». Dans une version précédente, finalement abandonnée, l’amendement ciblait plus précisément « l’apologie de la dictature ».
Au-delà du contenu de ces modifications, la controverse s’est déployée au sujet de la rétroactivité des mesures destinées à rétablir « l’égalité » entre candidats indépendants et ceux issus de formations partisanes. En précisant que celles-ci commencent à s’appliquer douze mois avant l’élection, la loi amendée exclut de facto de la compétition M. Karoui et Mme Terras-Rambourg. Le premier met régulièrement en scène sur sa chaîne Nessma – dont Silvio Berlusconi est un actionnaire minoritaire – ses distributions de repas et d’aides diverses aux villages pauvres de la Tunisie intérieure où il se rend, entouré de ses caméras. Quant à Mme Terras-Rambourg, animatrice d’une fondation philanthropique, elle a financé nombre de projets dans les domaines de la culture, de l’art, du sport ou de l’artisanat. Autant d’activités qui tombent sous le coup des prohibitions relatives à la « publicité politique » (pour M. Karoui) ou de la distribution d’« aides aux citoyens » (pour les deux candidats).
Désormais entravés dans leurs ambitions, ces derniers n’ont pas manqué de fustiger le vote de l’ARP qu’ont soutenu les deux principaux partenaires de la coalition gouvernementale : Tahya Tounès, le parti proche de Youssef Chahed, et la formation islamiste Ennahda. M. Karoui a dénoncé un « coup d’Etat institutionnel » constituant un « flagrant déni de démocratie » et un « retour dangereux à la dictature ». De son côté, Selim Ben Hassen, président d’Aïch Tounsi, l’association qui a commencé à porter la campagne de Mme Terras-Rambourg, étrille une loi « honteuse qui traduit l’état de panique d’un pouvoir rejeté par le peuple ».
Recours
La scène tunisienne, politique ou associative, est plus que déchirée à ce sujet. Face aux critiques de cette nouvelle loi, un courant d’opinion, pas forcément lié au gouvernement, soutient une démarche visant à encadrer la marge de manœuvre des candidats dits « indépendants ». Tel est le cas du Courant démocrate, farouche opposant au pouvoir, qui affirme soutenir « exceptionnellement » son initiative. Jaouhar Ben Mbarek, constitutionnaliste et coordinateur du réseau associatif Dostourna, l’approuve également car, dit-il, « tout le monde doit être égal dans le jeu démocratique ».
Il reste maintenant à savoir si les adversaires de la loi tenteront de la contrer. Le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, ou un groupe d’au moins trente députés peuvent toujours déposer un recours pour anticonstitutionnalité. Le chef de l’Etat peut en outre demander au Parlement un nouveau vote. Dans cette hypothèse, la loi devra être adoptée par une majorité qualifiée des trois cinquièmes et non pas seulement à la majorité simple.