Au Nigeria, les Peuls pris au piège de la guerre pour la terre
Au Nigeria, les Peuls pris au piège de la guerre pour la terre
Le Monde.fr avec AFP
Peuls au Nigeria (1/3). L’AFP publie une série de reportages dans le pays le plus peuplé d’Afrique, où le conflit entre éleveurs et cultivateurs aurait fait 7 000 morts en cinq ans.
Vue aérienne d’Agege Market, le marché aux bestiaux de Lagos, au Nigeria, le 10 avril 2019. / FLORIAN PLAUCHEUR / AFP
« Poussez-vous ! » Un épais nuage de poussière se soulève sous les cris et les coups de bâtons d’adolescents coiffés de chapeaux de paille : la foule s’écarte aussitôt, un nouveau cortège de bœufs aux cornes interminables se bouscule vers l’enclos. Agege Market, dans la capitale économique du Nigeria, Lagos, est le plus grand marché à bestiaux d’Afrique de l’Ouest. A l’intérieur, des milliers de têtes de bétail piétinent la boue et les sacs en plastique sous une chaleur assommante. Il est 10 heures, les acheteurs arrivent et les tractations vont pouvoir démarrer.
Jusqu’à 50 camions pleins sont déchargés ici tous les jours pour approvisionner Lagos, bouillonnante mégalopole de 20 millions d’habitants. Le pays le plus peuplé du continent compte déjà près de 200 millions de bouches à nourrir. On en prévoit presque 400 millions d’ici à 2050. Le marché de la viande rouge et des produits laitiers, en pleine expansion, accompagne ce boom démographique. Dans l’espace ouest-africain, on estime qu’un consommateur de bœuf sur deux est nigérian.
Certaines bêtes, épuisées par la route, affaiblies par les maladies, se sont effondrées à l’arrivée. Couchées sur le flanc, côtes saillantes, elles s’apprêtent à rendre l’âme dans l’indifférence générale. Celles-là ne valent plus grand-chose. Trop maigres. Les autres, la majorité, nourries aux grains et aux fourrages pour faire monter les enchères, affichent un poil luisant et des cuisses généreuses, signe de bonne santé.
Toutes ont parcouru des centaines de kilomètres, en marchant d’abord, puis dans de gros camions à bétail. Elles finiront leur voyage à quelques mètres de là, dans les grands abattoirs de Lagos. Sur un parking crasseux, de petits fourgons réfrigérés attendent patiemment leur chargement.
« Beaucoup de troupeaux ont été décimés »
Aisha Maila est une des rares femmes à se frayer un chemin dans cet immense capharnaüm, où l’air blanchâtre est saturé de l’odeur d’excréments des bêtes et de la sueur des hommes. La vieille dame marie sa fille dans quelques jours et veut des festivités à la hauteur de l’événement. Elle n’est pas bien riche, alors elle vient s’approvisionner à la source. Combien pour ce gros mâle blanc, là-bas ? « 350 000 nairas » (soit près de 900 euros). « Trop cher. » Elle se rabat sur une taille plus modeste, adaptée à son budget.
Le vrai business, celui qui rapporte, suit son cours à l’écart des particuliers. Vendeurs, grossistes et intermédiaires s’attroupent. Gambo Usman a déniché un bon client, représentant d’une boucherie, pour un lot de vaches Ambala venues du Tchad. « Yauwa, yauwa » (« OK, OK »), répète-t-il en haoussa. Le téléphone vissé sur l’oreille, il négocie en liaison directe avec son patron, riche propriétaire resté à Kano, ville commerçante du grand nord nigérian. Gambo n’est qu’un commis. Deux fois par mois, il traverse le Nigeria en avion du nord au sud, sur près de 1 000 km entre Kano et Lagos, pour venir vendre les bêtes.
« La demande ne cesse de grossir et nous avons parfois du mal à y répondre. Ces derniers temps, il y a des pénuries à cause des violences avec les agriculteurs. Beaucoup de troupeaux ont été décimés là-haut », explique Gambo, jean déchiré, chaussé de bottes maculées de boue.
Un jeune Peul garde des vaches dans l’Etat de Sokoto, dans le nord-ouest du Nigeria, le 22 avril 2019. / LUIS TATO / AFP
C’est de « là-haut » que proviennent la majorité des bêtes destinées aux grandes villes du sud : aux confins du Niger, du Tchad et du Cameroun, le Sahel est le berceau d’une tradition millénaire, l’élevage transhumant essentiellement pratiqué par les Peuls, aujourd’hui confrontée à d’immenses défis. Il y a là en jeu un cheptel considérable : près de 20 millions de bovins, 40 millions d’ovins et 60 millions de caprins. Chaque année à partir de novembre, lorsque débute la saison sèche, les éleveurs et leurs bêtes descendent en quête de nouveaux pâturages vers les plaines fertiles du centre, traversées par les fleuves Niger et Benoué.
Il y avait autrefois de la place pour tout le monde dans la « Middle Belt », la ceinture du milieu où se rencontrent un nord à dominante musulmane et un sud majoritairement chrétien : le lait s’échangeait contre des céréales, les résidus agricoles servaient à nourrir les troupeaux, et le crottin comme engrais pour les sols. Des tensions pouvaient naître, surtout lorsqu’un troupeau saccageait des récoltes en pénétrant sur un champ cultivé. Cela dégénérait parfois en règlement de comptes. Mais les puissantes chefferies traditionnelles, aujourd’hui reléguées à un rôle figuratif, pouvaient encore apaiser les esprits.
La baisse des précipitations et les sécheresses dans le nord, la sanglante insurrection djihadiste de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad et le recul de certains parasites leur permettant d’accéder aux zones humides du centre ont progressivement poussé les éleveurs peuls à s’aventurer plus au sud. Et à s’y installer, souvent de manière durable. Avec la croissance démographique vertigineuse qui a accompagné le XXe siècle au Nigeria, l’expansion urbaine, industrielle et surtout agricole, la terre est devenue l’objet d’une compétition féroce. Peu à peu, les conflits à propos des saccages de récoltes, de pollution de l’eau ou de vol de bétail se sont généralisés.
Une main tranchée à la machette
Le village d’Ang War Aku, où vivent des chrétiens de l’ethnie adara, dans l’Etat de Kaduna (centre-nord), est au cœur de cette guerre larvée qui fait désormais plus de morts que Boko Haram. Depuis l’attaque du 8 avril, ce n’est plus qu’un champ de ruines.
Dans le silence pesant du dispensaire de campagne où ont été évacués les blessés, le corps immobile de Monica Gabriel est allongé sur un vieux matelas posé à même le sol, simplement recouvert d’un pagne rouge vif. Comme la couleur du sang qui a coulé et dont l’odeur est restée. Une semaine après les tueries, la cultivatrice de 48 ans est encore sous le choc. Son visage s’est figé et elle n’a plus prononcé un seul mot.
Des balles se sont logées dans chacune de ses jambes. Son crâne rasé est traversé d’une immense balafre, tandis qu’un bandage grossier recouvre son poignet gauche. Les hommes qui l’ont attaquée lui ont tranché la main à la machette. Autour d’elle, deux infirmières combattent les mouches qui voudraient venir pondre sur les plaies. Si ce n’était le hoquet qui soulève sa poitrine à intervalles réguliers, on douterait que Monica soit encore de ce monde.
Monica Gabriel, une agricultrice de l’ethnie adara, a été victime d’une attaque attribuée à « des Peuls » et qui a fait 27 morts dans le village d’Ang War Aku, le 8 avril 2019. / LUIS TATO / AFP
Vers 6 h 30, ce matin-là, elle préparait une bouillie de mil quand les tirs d’armes automatiques ont commencé à pleuvoir sur Ang Wan Aku. « Quelqu’un a crié pour donner l’alerte, mais nous n’avons pas entendu. Ma mère a été tuée sur le pas de la porte. Ma femme a essayé de s’enfuir en courant, mais ils l’ont rattrapée », raconte d’une voix tremblante son mari, Dauda, qui n’a pas quitté son chevet. « Nous ne savons pas pourquoi ils nous ont attaqués, on ne leur avait rien fait. »
Maison après maison, ils sont entrés, abattant hommes, femmes, enfants et vieillards qui se trouvaient sur leur chemin. En moins de deux heures, 27 personnes ont été massacrées, et 16 autres gravement blessées dans ce village de quelque 2 000 habitants. Les survivants assurent que les assaillants sont « des Peuls ». Ils les ont entendus parler leur langue, le fulfulde. Ils en sont certains : ils ont reconnu leur « peau claire » et leurs « traits émaciés ».
S’agit-il de bandits de grand chemin, comme la région en compte tant ? D’éleveurs venus des hameaux environnants ou de contrées lointaines ? Est-ce là un acte de vengeance, un déchaînement de violences gratuit ? La vérité est que bien souvent, personne ne sait qui a commencé, ni ce qu’il s’est vraiment passé. Il existe autant d’histoires que d’hommes dans ces régions reculées. Certains racontent qu’une décision de justice tranchée en faveur des Adara sur un litige foncier a déclenché la colère des Peuls. D’autres affirment qu’une dispute à propos d’une fille a dégénéré entre deux bandes de jeunes…
Seule certitude : la spirale infernale des violences n’en finit plus entre les deux communautés, à l’image de ce qui se passe dans toute la « Middle Belt ». Le conflit aurait fait 7 000 morts en cinq ans.
Les discours vengeurs des chefs coutumiers
Les fermiers sédentaires, issus d’une multitude de minorités ethniques chrétiennes, brandissent leur statut d’« indigènes » pour étendre leurs plantations, sûrs de leurs droits coutumiers et ancestraux sur la terre. Ils y ont été encouragés par les politiques agricoles des gouvernements successifs, soucieux de sortir le pays du tout-pétrole.
Mais au fil des mois, les violences ont transformé la campagne en un no man’s land : en parcourant les pistes en terre sur des dizaines de kilomètres, les villages adara saccagés succèdent aux hameaux peuls abandonnés. A certains endroits, le feu qui a ravagé les maisons quelques jours plus tôt brûle encore, au milieu des carcasses de moto et des casseroles calcinées. Les amas de tôles sont tout ce qu’il reste des toits effondrés. Seuls les hurlements de chiens apeurés viennent briser le silence.
Les morts ont été enterrés à la hâte, sans cercueil ni sépulture, dans des fosses communes creusées par les villageois avant que les charognards ne viennent les dévorer. A Dogon Noma, où 71 personnes ont été tuées et 250 habitations incendiées mi-mars, les victimes ont été enfouies dix par dix sous ce qui ressemble à un gros champ de terre fraîchement labourée. Bien souvent, la police comme les secours arrivent tard, plusieurs jours après le drame. Les enquêtes piétinent et l’impunité règne. De quoi nourrir les haines.
Des membres de la communauté adara se recueillent lors d’une messe à Kajuru, dans le centre du Nigeria, le 14 avril 2019. / LUIS TATO / AFP
Le pasteur Yohanna Buru est attendu ce dimanche matin dans l’église évangéliste de Mararaban. Elle est remplie de déplacés venus recevoir l’onction suprême et récupérer des sacs de vivres sous le regard bienveillant d’un immense christ sur sa croix. « Faites confiance au Seigneur, seul lui peut vous sauver. Ne cherchez pas à vous venger, priez pour vos ennemis et le salut de leur âme », tonne au micro le quadragénaire aux grosses lunettes de soleil noires, en jean, chemise et baskets, qui porte rarement la soutane.
Regards étonnés, murmures dans les rangs. Visiblement, ce n’est pas exactement ce que les fidèles étaient venus entendre. Ils se sont habitués aux discours vengeurs de leurs chefs coutumiers et de leurs responsables politiques, qui travaillent sans relâche à diviser les communautés sur une base ethnique et religieuse. Quoi de plus pratique pour justifier la pauvreté galopante, la faim qui tenaille le ventre, le chômage, les frustrations ? Surtout en période électorale, comme en cette année 2019 où les Nigérians ont réélu Muhammadu Buhari à la tête de la première économie d’Afrique.
Le religieux insiste : « Peul n’est pas synonyme de terroriste. » Dans sa maison située au cœur du quartier chrétien de Kaduna, où s’applique la charia, il invite les imams à célébrer Noël et Pâques à ses côtés et répète à qui veut l’entendre que « le dialogue reste la seule issue ». Sa voix est devenue célèbre dans toute la région. Elle résonne chaque dimanche sur les ondes de la radio locale Alheri, où il a désormais sa propre émission. « Je suis un faiseur de paix. Mais n’allez pas croire que ça plaise à tout le monde. J’ai reçu des menaces, des intimidations. On me demande pourquoi je parle avec les ennemis de la chrétienté. Ce n’est pas facile, mais il faut les comprendre. Cette terre, c’est leur seule richesse. Tout ce qu’ils savent faire, c’est la cultiver. Et si on la leur enlève, ils n’ont plus rien. »
Oyama Kwanaki est de ceux-là. De ceux qui ont tout perdu et qui ruminent en silence. Rencontré sur un lit d’hôpital, blessé par balle, c’est un costaud aux yeux sombres animés par la rage. « Ce que j’ai vu cette nuit-là, je ne pourrai jamais l’oublier. Si mon chemin croise celui d’un Peul, il devra payer. » Pour les autres ? « Je ne pourrai pas pardonner. » Les campagnes sont pleines désormais de ces jeunes, organisés en milices, armés de fusils artisanaux, parfois d’arcs et de flèches, non pour traquer le gibier sauvage mais défendre leurs villages et prévenir de nouveaux pillages. Les Peuls, eux, « ont des AK47, alors il faut bien se défendre », argumente Oyama.
Un peuple qui se joue des lois comme des frontières
Ils ont beau s’être installés sur ces terres il y a plusieurs générations, les Peuls restent perçus comme des « envahisseurs » : un peuple de 30 à 40 millions de personnes réparties sur une quinzaine de pays, du Sénégal à la Centrafrique. Un peuple méconnu et à part, qui se joue des lois comme des frontières. Et pour qui la préservation du troupeau aurait « plus de valeur qu’une vie humaine ».
Le fait qu’ils soient eux aussi victimes de tueries à grande échelle, comme en février, lorsque 130 d’entre eux ont été massacrés dans le sud de l’Etat de Kaduna en une seule nuit, n’y change rien. Prises au piège des violences, montrées du doigt et attaquées pour des crimes commis par d’autres, les familles peules ont plié bagages les unes après les autres, rassemblé leurs bêtes et pris le chemin de l’exil.
Pour les rencontrer, il faut s’enfoncer dans la savane boisée, à la limite de la région du Plateau, elle aussi touchée par le conflit entre agriculteurs et éleveurs. Dans la réserve pastorale de Kachia, un îlot de sécurité au milieu de terres brûlées. Au bout d’une piste interminable qui emprunte des ponts à moitié écroulés, le village aux cases rondes et aux maisons en torchis se profile dans une lumière jaune, aveuglante. Ici, les Peuls vivent entre eux, à quelques rares exceptions près.
Sur le marché de la réserve pastorale de Kachia, dans l’Etat de Kaduna, le 17 avril 2019. / LUIS TATO / AFP
Ils étaient 18 000 selon les dernières estimations, il y a quatre ans. Mais la réserve se peuple au fil des vagues successives de déplacés. « Il n’y avait rien ici quand on est arrivés, juste la brousse », explique d’un air las l’unique médecin à des kilomètres à la ronde, Idriss Jamo, qui regarde défiler les heures assis sur son tabouret. « Personne n’atterrit ici par choix. » Sauf lui : il y a quelques années, il est revenu de la capitale régionale, Kaduna, pour ouvrir sa clinique privée. Elle manque de tout, de matériel, de médicaments, mais les malades ont désormais au moins un médecin. Un vrai.
« Nous aurions pu rester en ville, avec tout le confort moderne. Mais mon père en a eu marre de voir les gens mourir du paludisme, les femmes enceintes perdre leur enfant avant d’atteindre l’hôpital », raconte sa fille aînée, Bilkisu, les yeux emplis de fierté et les cheveux soigneusement dissimulés sous un long hijab marron qui ne la quitte jamais. La jeune fille poursuit ses études de microbiologie dans la prestigieuse université de Zaria, à 200 km de là. « Je ne suis pas encore mariée à 24 ans, autant dire que je suis une extraterrestre ici ! »
Hormis les deux mosquées, où les cinq prières quotidiennes rythment la vie de la communauté, le marché et le terrain de foot, qui s’animent lorsque le mercure des 40 °C commence à tomber, vers 18 heures, sont les seules distractions. Le village n’a pas d’accès Internet. Pas de réseau téléphonique pour communiquer avec l’extérieur. Pas même d’électricité. Il faut débourser quelques nairas pour charger son portable dans un magasin alimenté au générateur.
Isa Ibrahim est berger à temps partiel. Le reste du temps, il est chauffeur d’Okada. Ces motos chinoises bon marché sont les seuls moyens pour les jeunes désœuvrés d’échapper à l’ennui. De s’échapper tout court. Dès qu’il le peut, le trentenaire à la barbe en collier et au front tatoué en étoile, selon la coutume peule, laisse femme et enfants au village pour avaler sur sa moto les 20 km de piste qui le séparent de « Crossing ». Là, il peut enfin téléphoner, écouter de la musique et, surtout, jouer au billard, la principale attraction de ce bled en bordure du goudron.
Règlements de comptes religieux et ethniques
Isa est né à quelques dizaines de kilomètres de là, dans un petit village nommé Madakyia, à une époque où la vie tournait encore entièrement autour du troupeau. Où le nombre de vaches dans l’enclos disait qui vous étiez, votre richesse, votre statut social. On était berger de père en fils dans son clan, celui des Kofoji. Enfant, il partait en transhumance avec les bêtes pendant plusieurs mois, avant de rentrer au village. Ils n’étaient plus tout à fait nomades comme l’étaient leurs aïeux (moins de 10 % des éleveurs nigérians ont conservé ce mode de vie). Mais il a eu le temps de connaître cette vie de campements sommaires et de feux de brousse. Une vie heureuse.
Puis en 2011, tout a volé en éclats. Les violences post-électorales qui ont suivi la présidentielle se sont vite transformées, dans la région de Kaduna, en règlements de comptes religieux et ethniques. Chrétiens contre musulmans, Peuls contre Atyap, Peuls contre Ninzom, Peuls contre Kaninkom… Les villages ont brûlé les uns après les autres. Quatre-vingts membres de son clan ont été massacrés en une nuit. Sur leurs 100 vaches, les deux tiers ont été abattues, les moutons rançonnés. Alors la famille polygame, avec ses quinze enfants, s’est réfugiée comme tant d’autres dans la réserve.
« L’adaptation fut difficile. Nous avons commencé à cultiver la terre, car le bétail avait beaucoup diminué. Nous ne pouvions plus compter là-dessus pour vivre », raconte Isa, qui s’est levé à l’aube pour traire ses bêtes, avant de commencer sa journée de taxi-moto au village. Le lait tombe au compte-gouttes dans les calebasses. La récolte du jour est d’à peine deux litres, pas assez pour aller la vendre au marché. Accroupi sous une mère allaitante, son petit frère de 12 ans tente un bras de fer avec un tout jeune veau venu chercher son dû. Accrochés aux mamelles, le veau et l’enfant tètent avec avidité le précieux liquide blanc.
Réserve pastorale de Kachia, le 16 avril 2019. Isa Ibrahim, 30 ans, est à la fois éleveur et conducteur de taxi-moto. / LUIS TATO / AFP
Quand un membre de la famille tombe malade, quand on célèbre un mariage ou un baptême, alors la famille se résigne à vendre une vache : le troupeau est une sorte de « compte épargne » dans lequel on va puiser exceptionnellement. « La vache est magique, plus magique que les fées !, dit l’écrivain Tierno Monénembo, un Peul de Guinée. Elle apparaît, le désert refleurit. Elle mugit, le reg [désert de pierres] s’adoucit. Elle s’ébroue, la caverne s’illumine. Elle nourrit, elle protège, elle guide. Elle trace le chemin. Elle ouvre les portes du destin. »
Mais les temps sont durs, Isa est nostalgique. « Le troupeau n’est plus symbole de richesse, mais de survie, se désole-t-il. Il est devenu impossible de faire 10 km en brousse sans traverser des champs, et on aura des problèmes avec les agriculteurs. Les routes de transhumance n’existent plus, tout est cultivé. »
Pour moderniser l’élevage, sur les conseils de la Banque mondiale, le Grazing Reserve Act promettait, dès 1964, de convertir 10 % du territoire national en pâturages avec des droits fonciers pour les éleveurs. Les années de dictature militaire ont passé et, comme dans le cas de beaucoup d’autres projets, une infime fraction des réserves ont finalement vu le jour. Sur les 415 prévues, une centaine ont été officiellement délimitées et une vingtaine sont réellement occupées par les éleveurs. Le reste a été vendu, construit ou cultivé.
Dans le centre du Nigeria, là où le temps semble s’être arrêté
Face à l’ampleur qu’a prise le conflit pastoral ces dernières années, de plus en plus de voix s’élèvent pour que la loi s’applique enfin, avec l’espoir que les éleveurs se sédentarisent pour de bon et que les violences cessent. La réserve de Kachia est censée être un modèle du genre.
Pour Isa, désormais il est hors de question de sortir de la réserve. « Avec les vols de bétail, les bandits et les criminels rôdent partout. Nous n’allons jamais très loin avec les bêtes. Nous sommes pauvres, mais ici au moins, nous sommes en sécurité et nos enfants vont à l’école. » Lui n’a pas eu cette chance. Il aurait voulu être vétérinaire. Mais la fuite et l’appauvrissement brutal de la famille l’ont empêché d’entrer au collège.
Le taux de criminalité a explosé
Des écoles primaires, la réserve en compte 21 (plus un collège) pour un total de près de 6 000 élèves. Toutes labélisées « écoles nomades » et imaginées par le gouvernement à la fin des années 1980 afin de permettre aux enfants d’éleveurs d’accéder à l’éducation. Aujourd’hui, le constat reste amer : sur les 10 à 15 millions d’éleveurs que compte le Nigeria, plus de 3 millions d’enfants ne vont pas à l’école.
Même à Kachia, la réserve modèle des Peuls, les rêves s’écrasent contre les murs crépis des écoles. Les enfants s’entassent à plus de 120 dans des salles de classe qui n’ont ni pupitres, ni bancs, ni cahiers. Yusuf Abubakar a 16 ans. Il est en CM2 et ne parle toujours pas couramment anglais. Mais il ne désespère pas de devenir un jour gouverneur de Kaduna, pour « faire ce que les autres n’ont pas fait : ramener la paix à mon peuple, construire des écoles et des hôpitaux ».
Dans l’établissement le plus ancien, établi en 1990, quatre professeurs se répartissent 860 élèves. Ils courent d’une classe à l’autre pour leur faire faire leurs devoirs. Mais il y a les classiques qu’ils connaissent par cœur : ce matin-là, ils récitent, sans faute et en chanson, les capitales des 36 Etats du pays. « Plus de 90 % des jeunes de la réserve sont sans emploi. Ils végètent au village, certains fument de l’herbe ou prennent de la codéine », un sirop pour la toux devenue une drogue à la mode, indique le maître d’école Shitu Abdullahi, 29 ans. « Ils ne veulent plus s’occuper du bétail mais ils n’ont pas de diplôme, pas de qualifications. Comment voulez-vous qu’ils s’en sortent ? »
Des jeunes filles peules de la réserve pastorale de Kachia, le 18 avril 2019. / LUIS TATO / AFP
Les statistiques n’existent pas, mais tous le reconnaissent : le taux de criminalité au sein de la jeunesse peule a explosé dans le nord du Nigeria. Dans l’Etat de Zamfara, devenu une zone de non-droit, vols de bétail à grande échelle et kidnappings contre rançon sont devenus la norme. « Beaucoup de ceux qui avaient tout perdu lors d’attaques se sont à leur tour procuré des armes. Une kalachnikov coûte de 30 à 40 000 nairas [autour de 100 euros], explique Malam Mansur Isah Buhari, enseignant à l’université de Sokoto. Les Peuls opèrent surtout comme petites mains, mais il y a énormément d’argent en jeu pour les chefs de gang. »
La spirale des violences est sans fin et n’épargne personne : « Les criminels agissent sans discrimination, les Peuls attaquent des Peuls, qui cherchent à leur tour un moyen de survivre. » Les animaux volés sont chargés vivants sur des bétaillères, puis, ainsi « blanchis », en l’absence de système de traçabilité, ils s’insèrent sans grande difficulté dans le circuit formel de revente, passant à prix cassés de négociants à revendeurs… pour finalement rejoindre le grand marché de Lagos.
2500 morts en 2017 : comprendre le conflit entre bergers peuls et cultivateurs au Nigeria
Durée : 04:40