Jim Jarmusch, une errance américaine
Jim Jarmusch, une errance américaine
Par Clarisse Fabre
Une rétrospective de ses six premiers films éclaire l’œuvre du cinéaste et musicien, où la bande-son se fait langage et où les héros plient bagage.
Découvrir le film de fin d’études de Jim Jarmusch, Permanent Vacation (1980), c’est un peu entrer dans le laboratoire du réalisateur américain, dandy parmi les rebelles du cinéma indépendant, tant ce prototype lumineux contenait déjà tout l’imaginaire qu’il allait déployer par la suite : le balayage de l’Amérique du côté des bas-fonds, l’errance post-punk érigée en principe de narration, et une bande-son tenant lieu de langage – les films de Jarmusch sont peuplés de ses amis musiciens, compositeurs (John Lurie, Tom Waits, Joe Strummer, Screamin’Jay Hawkins…), portant la musique à l’écran comme jamais auparavant.
La rétrospective des six premiers films (restaurés) de Jarmusch, à redécouvrir en salle à partir du 3 juillet, à l’initiative des distributeurs Les Acacias et Le Pacte, révèle la cohérence de cette filmographie naissante : Jarmusch est l’auteur de treize « longs » dont le dernier, The Dead Don’t Die, était en compétition à Cannes. Né en 1953 dans l’Ohio, Jarmusch a grandi avec une mère critique de cinéma et un père dans les affaires, d’origine tchèque et allemande. Marqué par les films de Nicholas Ray (La Fureur de vivre, 1955), Jarmusch filme des perdants dont la dérive est la charpente même du scénario. Que le héros jarmuschien aille à pied (Permanent Vacation, 1980), en voiture, en avion (Stranger than Paradise, 1982), qu’il soit en prison (Down by Law, 1986), qu’il monte dans un train (Mystery Train, 1989, Dead Man, 1995) ou un taxi (Night on Earth, 1989), il est un passager en partance, en exil, un être entre deux portes, deux Amérique, deux mondes (Est, Ouest avant la chute du Mur).
Permanent Vacation s’ouvre sur une foule new-yorkaise qui marche au ralenti, telle une masse compacte, interchangeable, qui irait tranquillement dans le mur. Puis la caméra se pose dans les rues délabrées de la ville, qu’elle ne quittera plus. Pendant plus d’une heure, le personnage principal, Allie, 16 ans (Chris Parker) nous offre l’une des plus belles déambulations dans le New York des années 1970, où le soleil brille comme l’ennui. « Je ne veux pas un boulot, une maison, des impôts (…) Disons que je suis un touriste en vacances permanentes », dit (en voix off) le jeune homme. Permanent Vacation annonce Stranger than Paradise et le vide existentiel d’un trio désœuvré (John Lurie, Richard Edson, Eszter Balint) filmé dans de superbes travellings : deux jeunes Américains survivent en jouant aux cartes, tandis que la cousine de l’un d’eux arrive de Budapest. Ce second long-métrage obtint la Caméra d’or à Cannes en 1984 – fait étonnant puisque cette récompense est d’ordinaire réservée à des premiers films.
Trio de losers éblouissants
Stranger than Paradise inaugure le film en plusieurs volets, un choix formel que Jarmusch renouvellera avec plus ou moins de bonheur. Comme les trains qui traversent l’Amérique, ses films sont parfois trop bien aiguillés : c’est le cas de Night on Earth (1991), succession de cinq courtes histoires, certes drôles, pleine d’humanité se déroulant la même nuit à divers endroits de la planète, dans un taxi. Malgré son défilé de stars (Gena Rowlands, Roberto Benigni, Winona Ryder, Béatrice Dalle…), le film finit par être un peu étouffé par le protocole. Passé ce virage délicat, on remonte avec plaisir dans le wagon pour redécouvrir Down by Law, Mystery Train et Dead man.
Première comédie de Jarmusch, Down by Law suit le destin d’un trio de losers qui se retrouvent en prison – Tom Waits, John Lurie et Roberto Benigni, tous éblouissants. Le triptyque Mystery Train, tourné à Memphis, la ville d’Elvis Presley, est toujours aussi magique : chassé-croisé de personnages (unité de temps et de lieu dans un hôtel miteux), ce quatrième « long »-métrage peint une Amérique en voie de muséification, où le temps s’est arrêté sur ses légendes – un sillon que Jarmusch creusera à nouveau dans Only Lovers Left Alive (2013). Avec Dead Man, Jarmusch remonte le temps – 1850 – dans un noir et blanc cireux : le héros, William Blake (Johnny Depp), comptable de profession, fuit la civilisation blanche tandis qu’un Indien voit en lui la réincarnation du poète du même nom (1757-1827). A sa sortie en salle, le critique Dominique Marchais, devenu ensuite auteur de documentaires remarqués – Le Temps des grâces (2010), La Ligne de partage des eaux (2014) –, analysait ainsi ce voyage mélancolique dans Les Inrockuptibles : « Dead Man éclaire a posteriori l’œuvre antérieure de Jarmusch et fournit une explication de la tristesse de ses personnages : ils voulaient être indiens. »
Rétrospective des six premiers films restaurés de Jim Jarmusch, 25 copies en salle (Les Acacias et Le Pacte)