En Algérie, « la vie continue d’être difficile pour nos enfants »
En Algérie, « la vie continue d’être difficile pour nos enfants »
Par Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
Alors que le mouvement de protestation dure depuis plus de quatre mois, le quotidien ressemble toujours à l’avant 22 février. Mais l’impatience se fait plus vive.
Manifestation contre le pouvoir à Alger, le 21 juin 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS
« On ne s’en sort pas. Et vous, vous faites comme si le changement était arrivé ! » Sur la rue Didouche Mourad, dans le centre-ville d’Alger, un homme hèle un cameraman de télévision. « Vous ne parlez que du hirak. Le hirak, y’en a marre ! On ne vit pas ! », lance-t-il en tendant un petit téléphone portable à bas prix sorti de sa poche. La meilleure preuve à ses yeux qu’il peine à joindre les deux bouts. Un peu plus loin, Hakim* descend la rue des sacs pleins de boîtes en plastique qu’il va revendre au marché de Meissonnier.
« Il y a des gens qui parlent de politique ! Il y a beaucoup de débats à la télévision ! Mais moi, si je veux avoir un salaire à la fin de la journée, je dois aller au marché de gros à l’autre bout de la ville, tôt le matin. J’ai pas le temps pour le reste », explique-t-il. La semaine précédente, il s’est fait saisir sa marchandise par les forces de l’ordre. Il a perdu l’équivalent de 500 euros. Une petite fortune. « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? », interroge celui qui rêve de voir sa vie changer.
Après l’université, un emploi de vendeuse
Après quatre mois de mobilisation, Hakim comme d’autres attendent un changement qui a tout du mirage. Au fil des semaines, les manifestations se sont effilochées. Au moins jusqu’à ce 5 juillet qu’on annonce rassembleur. Mais en attendant cette commémoration de l’indépendance, le clan des désabusés commence à se faire entendre.
Selma*, la cinquantaine, vit dans un quartier populaire de la capitale et n’est allée à aucune manifestation, arguant, comme pour s’excuser, que son « mari, lui, y va de temps en temps ». Son quotidien est déjà trop rempli à chercher de quoi faire vivre sa famille. Entre les ménages, la revente d’objets d’occasion et la débrouille, son temps est minuté. Après deux ans de chômage à la sortie de l’université, sa cadette a fini par accepter un emploi de vendeuse. « Elle travaille tous les jours jusqu’à 18 heures et touche 30 000 dinars [environ 220 euros] par mois. C’est peu, mais je lui ai dit d’accepter pour aider son frère », précise Selma.
Le frère, lui, la trentaine, a fini par prendre la direction de l’Europe via des réseaux de passeurs, après des années de galère et une tentative ratée de lancer une microentreprise de transport. « Quand il a vu les manifestations sur Facebook, mon fils m’a dit qu’il reviendrait une fois qu’ils seront tous partis, assure la mère en haussant doucement les épaules. C’est très bien qu’Ahmed Ouyahia [l’ancien premier ministre] soit en prison, mais la vie continue d’être difficile pour nos enfants. »
Une somme d’humiliations
Le quotidien est difficile dans ce pays où le taux de chômage est de l’ordre de 11 % et monte à 26,4 % chez les 16-24 ans, particulièrement touchés. Pour eux, le quotidien n’a pas changé depuis le début des manifestations. De ça, Abdallah*, 25 ans, est « fatigué ». Assis dans un café, il touche à peine au liquide noir dans le gobelet en carton, demande une cigarette à un ami qui passe dans la rue. Là, il « attend un coup de fil qui ne vient pas ». Cet appel, c’est le signal d’un passeur, à 400 kilomètres de là, pour partir en Europe par la mer. Ce n’est pas la première fois qu’il essaie : « Le problème est que j’ai pris du sursis la dernière fois. Si je me fais attraper, c’est la prison cette fois. Et j’ai peur de la prison. »
Abdallah a participé à plusieurs manifestations, au moment où la principale revendication était le départ de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. L’espoir du changement ? Il rit : « La semaine dernière, on est monté la nuit dans la forêt avec des copains. La police est venue. Ils nous ont arrêtés, emmenés, nous ont interrogés sur ce qu’on faisait là. » Il énumère des problèmes quotidiens, qu’il vit comme une somme d’humiliations : le logement social qu’ont obtenu ses parents, trop petit pour y accueillir sa fiancée, et la crainte que cette dernière ne s’en aille ; le travail de son frère qui est payé 13 000 dinars (environ 96 euros) par mois ; mais, surtout, l’impression qu’il n’arrivera jamais à améliorer son quotidien. « Même si tu es quelqu’un de bien, que tu raisonnes correctement, tu connais le chemin le plus court pour aller d’un point A à un point B. Mais, là, tu dois batailler pour tout. Et à 40 ans, tu n’es toujours arrivé à rien », conclut-il.
*Les personnes interrogées ont demandé à rester anonymes.