Jeu vidéo : on a testé « Trials of Mana », le jeu de rôle culte resté inédit vingt-trois ans en France
Jeu vidéo : on a testé « Trials of Mana », le jeu de rôle culte resté inédit vingt-trois ans en France
Par William Audureau
Après deux décennies et demie d’attente, le dernier grand jeu de rôle de la Super Nintendo a enfin été commercialisé en France, en version traduite, sur Switch. Plongée dans son monde, entre nostalgie d’époque et frustrations d’aujourd’hui.
« Tu veux pas plutôt regarder la saison 2 de Dark plutôt que de te battre contre tes grosses abeilles mauves, là ? » Non, désolé, chérie, j’ai du travail ce soir. Et pas n’importe lequel : gagner des points d’expérience pour enfin finir le jeu le plus attendu de France : Trials of Mana, également connu sous les anciens noms de Seiken Densetsu 3 ou Secret of Mana 2. Et par « le plus attendu », ce sont les chiffres qui le disent : 23 ans, 9 mois et 3 jours se sont écoulés entre sa sortie japonaise et sa sortie française. Dark attendra.
Petit retour en arrière. Madeleine de Proust de toute une génération de joueurs, Secret of Mana (Seiken Densetsu 2 au Japon) sort dans l’Hexagone en 1993. Il marque alors l’une des premières rencontres du public français avec le genre du jeu de rôle japonais à la Final Fantasy ou Dragon Quest. C’est un coup de foudre : son système de jeu instinctif, son aventure guillerette, son univers chatoyant et ses musiques envoûtantes en font l’un des plus puissants doudous de pixels des années 1990.
Mais sa suite Seiken Densetsu 3, lancée le 30 septembre 1995 au Japon, est jugée trop coûteuse en frais de traduction pour une console en fin de vie, et ne voit jamais le jour en Occident. Du moins jusqu’au 11 juin 2019, et son apparition surprise au sein de la toute fraîche compilation Collection of Mana, sur Switch (intégrant Mystic Quest, Secret of Mana et ledit Seiken Densetsu 3, rebaptisé Trials of Mana).
Du même bois que « Secret of Mana »
Ici, l’ordinaire n’a pas droit de cité. Le monde de Trials of Mana est un grand arlequin où se rencontrent ninjas, loups-garous, amazones et autres, escortés d’un bestiaire mignon de lapinous culs-de-jatte bondissant et de bolets rouges dodelinant.
Comme son aîné, Trials of Mana a un talent rare pour distiller des goûts et des parfums d’ailleurs. On y trouve ainsi une farandole de décors merveilleux, cités médiévales fantasmées, bois brumeux fascinants ou caverne brûlante aux parois incrustées d’émeraudes. Dans ses meilleurs moments, pareille au bateau ivre de Rimbaud, l’aventure semble zigzaguer sur un fleuve de paysages aux couleurs irréelles.
« Trials of Mana » témoigne de la maîtrise artistique des graphistes de Square dans les années 1990. Ceux-ci citaient alors Disney parmi leurs influences. / Capture d’écran
Ce voyage virtuel est porté par la bande-son entêtante d’Hiroki Kikuta, déjà compositeur sur Secret of Mana. C’est sa patte que l’on retrouve : des mélodies tantôt naïves ou éthérées, dansantes ou mystérieuses, aux rythmes et sonorités exotiques souvent empruntées aux folklores fidjien et indonésien.
Narration chorale
Scénaristiquement, Trials of Mana est d’un classicisme troublant – il s’agit de sauver l’arbre Mana des convoitises d’un seigneur maléfique. On chercherait en vain les folies steampunk des dernières heures de Secret of Mana, et sa forteresse aérienne kaki aux cursives futuristes. Cette suite revient aux fondamentaux de l’heroic-fantasy des années 1970 : un arbre mourant, une épée légendaire, des mages, chevaliers et seigneurs noirs, des dragons, battez-vous s’il vous plaît.
Plus encore que « Secret of Mana », « Trials of Mana » s’en tient à un scénario très convenu, notamment pour Duran, le héros guerrier sans grande profondeur. / Capture d’écran
Là où elle se distingue, c’est dans sa structure narrative atypique, surtout pour l’époque : l’histoire, à la fois chorale et diluée, dépend en partie de l’identité des trois héros choisis par le joueur. Cela en fait un jeu à l’envergure et aux possibilités scénaristiques plus larges, et à la « rejouabilité » plus importante – un point crucial en 1995, quand le moindre jeu coûtait 459 francs et qu’il n’en sortait pas plusieurs centaines par mois.
Cette approche modifie également en profondeur le système de jeu. Fini, les huit esprits magiques, sortes de Pokémon avant l’heure, qu’il fallait trouver, apprivoiser et améliorer, pour débloquer des sorts de plus en plus dévastateurs. S’ils sont toujours de la partie, leurs pouvoirs sont désormais figés et leur rôle moindre. A la place, un système de spécialisation en classes des trois protagonistes, plus stratégique, mais plus froid et mal expliqué.
Notons ici que le passage à une traduction officielle n’est pas neutre. Outre que les puristes regretteront que la terminologie et l’extravagance de la version française de Secret of Mana n’aient pas été conservées, cette version 2019 rend partiellement caduques toutes les solutions en ligne basées sur la traduction amatrice qui circulait sur Internet depuis le début des années 2000. Or, avec ses objets ésotériques et ses classes de personnages opaques, ces béquilles sont rarement superflues.
Le jeu qui résiste aux ravages du temps
Fatalement, jouer à Trials of Mana en 2019, c’est se demander : a-t-il bien vieilli ? Et de fait, cette perle de pixel art a franchi les vagues du temps avec une impressionnante facilité. Ne seraient quelques détails techniques liés au format – comme l’affichage en 4/3 – pas grand-chose ne différencie l’expérience d’un titre indé coloré actuel, comme Golf Story ou Stardew Valley.
L’écran est au format 4/3 sur Switch ; pour le reste, le jeu reste un modèle de « pixel art » et de composition. / Capture d’écran
A plusieurs reprises, il se montre même bluffant, notamment quand l’écran est envahi par ses boss, parpaings de pixels au design fantasmagorique. Ou que par de rares mais habiles effets de mises en scène, le jeu renverse la perspective du joueur, qui se croyait un peu trop confortablement installé dans un bon vieux fauteuil 2D. On pourra en revanche râler contre quelques routines de programmation pénibles, que ce soit les enchevêtrements de personnages rendant l’action illisible, ou une ergonomie en combat parfois chaotique.
Jouer à Trials of Mana en 2019, c’est aussi découvrir un chaînon manquant de l’histoire du jeu vidéo. On sait la charge affective de ce projet maudit vu du point de vue occidental, mais il faut aussi mesurer son rôle au Japon, où il fut joué à une période charnière, en 1995. Et relever ses nombreuses originalités généralement attribuées à The Legend of Zelda : Ocarina of Time, dont il fut le précurseur. Comme cette fée qui accompagne le protagoniste ; le passage des jours et des nuits ; ses morts-vivants qui jaillissent au crépuscule ; ou ses villes régies par un embryon d’emploi du temps.
Il suffirait de presque rien, peut-être vingt-quatre ans de moins
Enfin, soyons honnêtes, jouer à Trials of Mana en 2019, c’est engager un dialogue impossible avec ce qu’il reste de nous-mêmes, retranché de vingt-quatre ans. Quand vous n’aviez pour seules cicatrices qu’un vol de Game & Watch, 70 lignes à copier pour avoir tenté une mauvaise blague en classe, et le traumatisme des quenelles que Mme Bigé vous obligeait à finir à la cantine avant d’aller à la récré.
Cher moi d’il y a vingt-quatre ans : oui Secret of Mana 2 existe bien, ton moi du futur y a joué. Et sois comblé : tu y retrouveras le même charme enjoué. Mais oserai-je te raconter tout – et comment finir ce jeu a été pénible ?
Les petits plaisirs de la vie qui ne vieillissent pas : surfer à dos de tortue géante. / Capture d’écran
Ces trente heures de périple ont d’abord été une joyeuse rechute en enfance. Puis une ivresse, à mesure que l’aventure prenait – lentement, mais littéralement – de l’altitude. Mais enfin un calvaire, vers la fin, obligé à carrosser ad nauseam d’innocentes abeilles mauves, d’agaçants chevaliers noirs au casque pointu, la faute à un mur absurde de difficultés, que le système de sauvegarde instantanée n’atténue qu’un peu. Le tout juste pour quelques points d’expérience supplémentaires, le mince espoir d’enfin mettre à quia un boss injustement trop fort, et que ces vingt-trois années d’attente n’aient pas été vaines.
Bonjour madame la grosse araignée, je voudrais que tu meures, serait-ce trop te demander ? Cordialement, le joueur trentenaire, qui a un rôti à surveiller. / Capture d’écran
« Tel le reflux des marées, l’histoire se répète inlassablement… », prévenait Secret of Mana. Las, Trials of Mana est un jeu du printemps, qui nous rappelle aussi que nous entrons dans l’automne. Va, joueur de 1995, sois comblé et disparais. J’ai joué au jeu qui te faisait rêver et je ne te dois plus rien. Maintenant, s’il te plaît, laisse-moi regarder la saison 2 de Dark.
En bref
On a aimé :
- l’ambiance « Mana » toujours aussi envoûtante ;
- l’aventure qui gagne peu à peu en envergure ;
- quelques boss complètement fous visuellement.
On n’a pas aimé :
- le pic de difficulté abrupt et décourageant vers la fin ;
- un scénario dilué et assez « clichetonneux » ;
- adieu le système de magie d’antan.
C’est plutôt pour vous si…
- vous avez retourné Secret of Mana enfant ;
- vous souhaitez découvrir un chaînon inédit de l’histoire du jeu vidéo ;
- vous cherchez une aventure légère et de longue haleine pour les vacances.
Ce n’est pas pour vous si…
- vous êtes trop snob pour jouer à un jeu qui a été traduit en français ;
- vous n’avez pas aimé Secret of Mana ;
- vous n’avez plus la patience de passer dix heures à gagner des XP.
La note de Pixels
7 133 points d’expérience avant le prochain niveau/8 677 jours d’attente