« Il semblerait que le moment soit venu d’inscrire la question des règles à l’agenda politique »
« Il semblerait que le moment soit venu d’inscrire la question des règles à l’agenda politique »
La professeure de sciences politiques Camille Froidevaux-Metterie a répondu aux questions des internautes dans un tchat.
Tout au long de la semaine, nous avons publié une série d’articles qui montre comment la précarité menstruelle touche les femmes les plus vulnérables dans le monde. C’est dans le cadre de cette série que la professeure de sciences politiques Camille Froidevaux-Metterie, auteure du livre Le Corps des femmes. La Bataille de l’intime (Philosophie Magazine éditeur, 2018), a répondu à vos questions vendredi 5 juillet.
Pour moi, les règles sont taboues car on en fait une histoire de femmes. Ne pensez-vous pas que pour « détabouiser » le sujet, il faut inclure les hommes ?
Camille Froidevaux-Metterie : C’est en effet une histoire de femmes, et c’est bien le problème. Car du corps des femmes, surtout dans sa dimension génitale, on ne parle jamais.
Nono : Les règles ne sont-elles pas taboues au même titre que les selles et l’urine ? On ne voit pas plus de caca dans les pubs sur le papier toilette que de sang dans les pubs pour les serviettes hygiéniques. En quoi est-ce différent, selon vous ?
La grande différence, c’est qu’on ne discrimine personne pour être allé aux toilettes, quand on contraint les femmes à faire comme si elles n’avaient pas leurs règles.
Damien : pourquoi les règles sont un sujet aussi tabou ?
Depuis toujours, et dans toutes les cultures, les règles sont associées à la souillure et à la honte. L’anthropologue Françoise Héritier souligne la différence entre le sang des femmes et le sang des guerriers. Les femmes subissent sans pouvoir le contrôler l’écoulement du sang menstruel, quand les hommes perdent volontairement leur sang à la chasse ou à la guerre. D’un côté, l’incontrôlable, l’impur et l’infériorité. De l’autre, la maîtrise, la gloire et la supériorité.
Du coup, les règles se cachent et les femmes doivent les dissimuler. Au XVIe siècle, les règles se disaient « catimini » du grec katamênios, qui signifie de chaque mois. L’expression désigne aujourd’hui ce que l’on fait de façon dissimulée et hypocrite.
C’est quand même de moins en moins tabou… Y voyez-vous un « effet #metoo » ?
C’est tout à fait exact, une nouvelle génération de féministes s’est saisie des sujets intimes. Mais la question des règles a été investie bien avant #metoo, en 2015, avec l’action du collectif Georgette Sand pour faire baisser le taux de TVA sur les produits de protections hygiéniques, revendication qui a abouti à la loi abaissant de 20 % à 5,5 % le taux de TVA.
Depuis, on a assisté à une explosion des initiatives liées aux règles : campagne sur l’endométriose, publication de livres en rafale, documentaires, etc.
#Metoo est une des dimensions de ce grand mouvement de réappropriation par les femmes de leur corps.
Coralie : Pourquoi c’est tabou, on s’en doute un peu, mais, au fond, quelles sont les conséquences de ce tabou ? Pourquoi faut-il, selon vous, briser ce tabou ?
Parce que ces questions corporelles sont synonymes pour les femmes de discriminations et d’inégalités. Pour celles dont les cycles sont associés à de très fortes douleurs, l’idée du congé menstruel peut être une réponse. La reconnaissance dans le monde du travail de problématiques associées à la génitalité participe de l’égalisation des conditions féminines et masculines.
Il y a par ailleurs un grand fossé dans la recherche médicale entre les sujets féminins et masculins. Comme le montre l’article publié ce jour par Le Monde, il y a cinq fois plus d’études consacrées aux dysfonctionnements érectiles (moins d’un homme sur cinq) qu’au syndrome prémenstruel (neuf femmes sur dix).
Levonslesbarrièresdegenres : Les règles ne concernent pas seulement les personnes qui ont un « corps de femmes ». Les hommes trans et les personnes non-binaires peuvent aussi avoir leurs règles. En raison notamment de cette mise en relation constante règles/femmes, le fait d’avoir ses règles peut davantage causer du mal-être chez nous.
C’est une question importante. Parler des règles permet précisément d’en aborder toutes les implications : le fait qu’elles concernent des hommes transgenres et des personnes non binaires notamment, mais aussi de révéler la possibilité de faire disparaître les règles. Celles-ci ne sont plus désormais une fatalité ni une obligation (stérilet à la progestérone, implant contraceptif, anneau vaginal, pilule prise en continu).
Azertyesqt : De quelle façon contraint-on, selon vous, les femmes à faire comme si elles n’avaient pas leurs règles ? Parce que j’y réfléchis, mais je ne vois pas. Un exemple concret, c’est que l’on voit partout de multiples publicités pour serviettes et tampons, et je ne vois pas de gêne publique à ce propos.
N’avez-vous pas remarqué que le sang menstruel se transformait par magie en liquide bleu dans ces publicités ? N’avez-vous pas observé qu’on ne trouvait que très peu de distributeurs de protections hygiéniques dans les lieux publics ? Mais l’exemple sans doute le plus frappant de « l’invisibilisation » des règles, c’est l’apparition du thème de la précarité menstruelle dans le débat public. Personne n’avait jamais pensé aux difficultés des femmes SDF lorsqu’elles ont leurs règles.
Peau d’âne : Est-ce que le tabou des règles n’est pas aussi lié au fait qu’il signifie « l’échec » de la procréation ?
C’est tout à fait juste. Les règles sont le signe de la non-procréation, elles sont ainsi assimilées à la production de « déchets ». La sociologue Aurélia Mardon a montré que les toutes jeunes filles vivaient l’arrivée des règles dans la honte et le dégoût. Pour toutes les femmes, les règles doivent rester indétectables pour être socialement acceptables. D’où l’emploi de mille expressions ou périphrases pour les qualifier.
QS : Pourquoi ne facilite-t-on pas l’accès aux protections hygiéniques pour les premières règles ? Dans les collèges, mes protections se trouvent à l’infirmerie et non en libre-service dans les WC. Cela pourrait aussi être dans les entreprises et les lycées, voire même dans les toilettes publiques.
C’est une vraie question politique. Il y a quelques initiatives de ce type à l’université, notamment à Lille-II, mais cela reste compliqué à généraliser, notamment par manque de volonté politique. Les choses sont cependant un peu en train de changer : le 28 mai, à l’occasion de la Journée mondiale de l’hygiène menstruelle, la secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a confié une mission à Patricia Schillinger, sénatrice La République en marche (LRM) du Haut-Rhin, pour expérimenter la gratuité des protections périodiques dans certains lieux collectifs à une échelle locale pour le moment.
Clotilde : J’ai entendu parler de la possibilité des femmes de retenir le sang des règles par le flux instinctif libre, ce qui en fait une protection menstruelle « naturelle ». Mais je crois que ce levier tient plus de la psychologie qu’un réflexe mécanique. Par ailleurs il n’est pas appris ni même partagé. Est-ce une vraie solution ?
Un des aspects intéressants de la réappropriation par les jeunes femmes de leurs règles, c’est la diversification des modalités de protections hygiéniques : coupes menstruelles, culottes menstruelles et flux instinctif libre, des options qui rétablissent en quelque sorte une relation directe au sang menstruel et qui réhabilitent la dimension simplement naturelle et physiologique des règles.
On trouve facilement sur Internet des informations sur tous ces moyens, par exemple sur le site Cyclique.
Jean-Charles : Peut-on avoir un rapport sexuel avec une femme qui a ses règles ?
Mais bien sûr ! Si les deux partenaires sont à l’aise avec cette perspective, il n’y a absolument aucune raison de s’en priver. Pour certaines femmes, c’est même un moment privilégié car totalement détaché de l’éventualité d’une grossesse.
Prm : Il me semble que Socrate disait que les règles étaient une preuve que les femmes ne savaient pas contrôler leur flux humain et donc leur flux de pensée et que, par conséquent, elles n’étaient pas dignes d’avoir le droit de vote car celui-ci requiert une parfaite maîtrise de la pensée. Quelle est l’influence de la Grèce antique sur ce tabou ?
Chez Socrate, les femmes ne participent pas de la procréation, elles ne peuvent que recevoir l’homoncule (homme miniature) déposé en elle par l’homme. Elles sont de ce fait définies comme des êtres inférieurs, destinés à demeurer cantonnés dans la sphère domestique et inaptes à la vie politique.
Clotilde : La baisse de la TVA a juste été un cadeau aux entreprises qui fabriquent des protections hygiéniques pour augmenter le prix. Qui peut dire aujourd’hui que le « panier moyen » des règles a baissé ? C’est de la communication politique hypocrite pour laisser croire que les choses changent, les prix sont vite retournés à la normale.
Ce n’est pas faux. D’où l’importance de revenir encore et encore sur le sujet. Il semblerait que le moment soit venu d’inscrire la question des règles à l’agenda politique (tout comme la question des violences sexuelles, de la PMA pour toutes, des violences gynécologiques et obstétricales…). Nous vivons ce que j’appelle « le tournant génital du féminisme » (voir Le Corps des femmes. La Bataille de l’intime).
Elo : Je me rappelle que collégienne, les garçons se moquaient des filles qui avaient leurs règles. A cet âge, le stress de la fuite de sang et des douleurs étaient déjà compliqués à gérer. Les moqueries accentuent la honte que peuvent ressentir les filles. Est-ce que la clé, ce ne serait pas l’éducation des garçons (mais aussi des filles bien sûr) sur le sujet dès l’école primaire ?
Absolument. Il faudrait que la fameuse « éducation sexuelle » au collège et au lycée intègre une réflexion sur la sexuation des corps, le respect de son propre corps et du corps de l’autre, la question du consentement dans la vie sexuelle… Il faut vraiment repenser la façon dont on parle de ces sujets aux adolescent·e·s.
Epinard : Ce que vous dites sur la recherche est saisissant. Quand on a reçu une éducation moderne, on ne se rend pas compte que c’est un sujet. Ma question : pourquoi les femmes n’en parlent-elles pas entre elles ? (cf les témoignages de femmes qui disent que leur mère a toujours été silencieuse sur le sujet)
Je crois que cela est lié à la dynamique d’émancipation : pour prétendre aux mêmes rôles et fonctions sociales que les hommes, les femmes ont dû faire comme si elles n’avaient pas de corps. Dans le monde du travail, c’est particulièrement frappant, elles sont encore pénalisées au retour de leur congé de maternité, alors comment concevoir qu’elles puissent parler de leurs règles dans ce cadre ? Pendant longtemps, évoquer ces sujets génitaux, c’était réenfermer les femmes dans leur corps, les réassigner à leur condition prétendument naturelle. Cette position était partagée par bien des féministes. Aujourd’hui, une nouvelle génération s’est débarrassée de cette peur du différentialisme, elle investit ces sujets comme de vrais sujets politiques.
Un monde meilleur : Comment pourrait-on faire en sorte qu’il y ait une vraie prise en compte des règles dans la société ? Quels pourraient-être les aménagements au moment des règles ? (congés, prise en charge par la Sécurité sociale...)
Dans un monde idéal, toutes les femmes devraient pouvoir se procurer facilement des protections hygiéniques (moindre coût, lieux publics, établissements scolaires). Elles devraient aussi pouvoir s’en débarrasser aisément. Elles devraient pouvoir bénéficier de congés menstruels remboursés par la Sécurité sociale en cas de règles pathologiques. Elles devraient pouvoir avoir accès à une information complète sur ces questions.
Enfin, elles devraient pouvoir parler sans honte de leurs règles, tout comme les hommes devraient pouvoir évoquer tout aussi librement le sujet.
#RèglesNonDites, le projet
France, Kenya, Inde, Suède, Corée du Sud, Allemagne ou Burkina Faso. Dans une série de reportages, nous avons voulu montrer comment la précarité menstruelle touche les femmes les plus vulnérables dans le monde.
De quoi parle-t-on, combien de femmes sont concernées, quelles politiques publiques sont mises en place alors que ce sujet est depuis peu inscrit à l’agenda politique en France ?
Les règles restent un sujet dont on parle peu dans la sphère publique. Or, mettre des mots sur un tabou permet de réduire les risques, potentiellement dévastateurs, liés à l’ignorance et aux fantasmes.