« Anna » : « Nikita » recyclé en mode cubiste
« Anna » : « Nikita » recyclé en mode cubiste
Par Jacques Mandelbaum
Luc Besson livre une version plus contemporaine mais moins attachante de son film culte de 1990. Le réalisateur mise sur un retour aux sources de sa création pour sortir de situations financière et judiciaire délicates.
Luc Besson et Sasha Luss sur le tournage de « Anna ». / Shanna Besson
Une demi-sauvageonne prise dans une spirale fatidique (droguée, mariée à un petit délinquant psychopathe qui la frappe…) se fait remarquer par un haut responsable d’un service d’espionnage. Recrutée, embellie, entraînée et transformée en une redoutable arme de combat, elle doit y apprendre à survivre dans des missions de plus en plus dangereuses, et gérer en même temps sa vie sentimentale. In fine, le film raconte la conquête, par la séduction et par le sang, d’une liberté individuelle féminine dans la jungle retorse et impitoyable non point seulement de la sécurité nationale, mais aussi de la vie.
Contre toute attente, ces lignes ne sont pas destinées à signaler à l’attention du lecteur le film Nikita de Luc Besson, qui a été comme chacun sait réalisé voici plus de vingt ans avec la formidable Anne Parillaud dans le rôle-titre. Elles tiennent bien plutôt à l’avertir qu’Anna, nouveau film du cinéaste, qui sort mercredi en salle, en est une version contemporaine moins réussie et moins attachante, en dépit d’une construction narrative plus ambitieuse. Anna semble à cet égard recycler Nikita en mode cubiste.
Trois grandes boucles se succèdent au cours du film, rembobinant le récit tel qu’on a cru qu’il s’est déroulé à compter d’un point A pour le retricoter selon une nouvelle perspective, inattendue, jusqu’au point B où il s’était interrompu. Effet de trouble garanti, qui ne tient pourtant qu’à l’occultation d’un élément nécessaire à la compréhension d’une version à l’autre. L’effet de profondeur non soupçonnée qui en résulte ne témoigne pas pour autant d’une réelle profondeur du film. Le procédé tend par surcroît à notablement s’affadir à force d’être réitéré.
Archétype féminin
A ce maniérisme en quête de virtuosité qui semble vouloir s’inscrire dans la haute tradition d’un cinéma de la manipulation, Luc Besson ajoute étonnamment une tendance sinon à parodier, du moins à prendre très à la légère son récit d’espionnage. Autant dire que ce qu’il construit d’un côté, il le défait de l’autre. Faut-il en conclure, en dépit des morceaux de bravoure attendus qui en marquent la progression (course-poursuite moscovite, Helen Mirren en Golda Meir du KGB, tuerie chorégraphique tarantinesque, jeux d’échecs entre services rivaux…), qu’Anna doit moins se voir comme un récit d’espionnage que comme un roman d’émancipation féminine ?
Rien n’est moins sûr. Cette tentation récurrente se heurte, en l’espèce, à deux écueils. Le premier tient à l’absence de consistance tant de l’intrigue que des personnages, et tout particulièrement de la belle Anna – triple agent et top-modèle – interprétée de manière impavide par la mannequin russe Sasha Luss. Le second est le prix un peu déraisonnable qu’il lui faut payer pour parvenir à son autonomie.
En cela, il est vrai, Anna ne fait que rejoindre l’archétype féminin du cinéma de Luc Besson. Du Grand Bleu (1988), où deux hommes préfèrent clairement les dauphins, voire leur propre virile amitié, au personnage féminin du film, à Lucy (2014), où l’héroïne est sévèrement humiliée et tabassée avant de devenir le parangon du genre humain, la souffrance infligée aux femmes fait partie, chez Luc Besson, de leur marche vers une hypothétique émancipation.
Ce ne sont pas Nikita (1990), Léon (1994), Le Cinquième Elément (1997), Jeanne d’Arc (1999) ou The Lady (2011) qui infirmeront ce constat. La récurrence dans cet univers d’actrices venues du mannequinat (Milla Jovovich, Rie Rasmussen, Sasha Luss) ou en présentant certaines caractéristiques est à cet égard parfaitement raccord : la souffrance est la condition de leur iconique divinité, l’androgynie, la marque que leur rédemption en tant que femme en passe par l’empreinte sur elle de la masculinité. De ces statues devenues déesses, Luc Besson se veut d’ailleurs souvent le Pygmalion.
On le serait à moins, avec un tel destin. Machino à 17 ans, Luc Besson devient en quelques années une puissance à nulle autre comparable dans le cinéma français, érigeant un empire qui consacre sa réussite internationale comme réalisateur et comme producteur. Il y a ainsi un rêve de grandeur chez Besson, puisé aux sources mêmes de l’usine à rêves hollywoodienne. L’homme en épouse les genres (science-fiction, thriller, espionnage, animation), en adopte la langue au sens esthétique et linguistique, et fait ainsi tomber les records. De fréquentation (neuf millions de spectateurs en France pour Le Grand Bleu), de budget – 197 millions d’euros pour Valerian et la cité des mille planètes –, d’exportation – 460 millions de dollars (410 millions d’euros) pour Lucy. Ses franchises comme producteur et scénariste – Taxi, Taken, Le Transporteur – cartonnent elles aussi. Sa Cité du cinéma est un rêve de studio sur le sol français.
Art de la citation, du recyclage, du clin d’œil,
Mégalomane, Besson ? Pas nécessairement. Juvénile éternellement peut-être. Plongé durablement dans le grand bain de l’adolescence. Tirant d’on ne sait quelle blessure secrète l’énergie d’un bourreau de travail qui fait tourner de jour comme de nuit un inépuisable agrégateur d’influences, mêlant bande dessinée, littérature, musique, cinéma.
Cet art de la citation, du recyclage, du clin d’œil, cette capacité à s’immerger dans les eaux de la culture populaire pour revenir périodiquement à la surface en proposer des synthèses plus ou moins inspirées sont en phase avec les courants de la création contemporaine. L’échec de Valerian et la cité des mille planètes à l’international en 2017 n’avait donc pas seulement mis dans le rouge l’économie bessonienne. Il témoignait aussi peut-être du déphasage de Luc Besson d’avec son époque.
Car, de même que la jeunesse nous file entre les doigts, les rêves finissent eux aussi par se racornir. A 60 ans et dix-huit longs-métrages à son actif depuis 1983, Luc Besson est aujourd’hui confronté à une situation très délicate. Tandis que des imputations de violences sexuelles le visent, EuropaCorp, sa maison de production, est en procédure de sauvetage. Anna – qui misait sur un retour aux sources de la création bessonienne – était supposé apporter un répit dans cette mauvaise pente.
Il semble qu’il n’en soit rien. Sorti le 21 juin aux Etats-Unis, où sa diffusion avait déjà été retardée en raison d’une accusation de viol à l’encontre de son auteur à laquelle la justice française n’a pas donné suite, Anna n’y a pas bénéficié, de la part de son distributeur Lionsgate, de la promotion adéquate. Le film y est d’ores et déjà considéré comme un échec. Reste à voir si les mêmes causes produiront, sur le continent européen, les mêmes effets.
ANNA - Bande-annonce officielle HD
Durée : 01:34
Film français de Luc Besson. Avec Sasha Luss, Luke Evans, Cillian Murphy, Helen Mirren (1 h 59).
Sur le web : facebook.com/annamovie, europacorp.com/fr/films/anna