CAN 2019 : en Algérie, le football est aussi une affaire très politique
CAN 2019 : en Algérie, le football est aussi une affaire très politique
Par Mustapha Kessous (Le Caire, envoyé spécial)
Le Hirak, le « mouvement » populaire qui secoue le pays, a contaminé les matches des Fennecs lors de la Coupe d’Afrique des nations.
Scène de liesse devant la grande poste d’Alger le 14 juillet 2019, après la victoire des Fennecs face aux Super Eagles du Nigeria en demi-finale de la CAN. / RYAD KRAMDI / AFP
La finale du 19 juillet entre les Lions de la Teranga et les Fennecs coïncide avec le 22e vendredi de contestation du pouvoir en Algérie. Des millions d’Algériens ont promis, ce jour-là, deux fêtes : celle de la révolution et celle de l’équipe nationale. Car en Algérie, le football n’en finit pas d’être une question politique.
Durant la Coupe d’Afrique des nations (CAN), le moindre signe sur le terrain a été lu comme un message venu d’Alger… Lorsque Riyad Mahrez et Youcef Belaïli se sont présentés pour tirer le coup franc qui allait envoyer l’équipe en finale, à la 95e minute du match les opposant au Nigeria, leur numéro 7 et 8 floqués sur leur maillot ont été vus par les supporteurs comme un clin d’œil à leur révolution. Une référence directe aux articles 7 et 8 de la Constitution – relatifs à la « souveraineté » et au « pouvoir constituant » du peuple – qu’ils souhaitent voir appliqués au plus vite.
Le Hirak, le « mouvement » populaire qui secoue l’Algérie depuis près de cinq mois, a contaminé la CAN. Dans les tribunes, les supporteurs des Fennecs ont entonné La Casa del Mouradia, ce chant qui dénonce les vingt ans calamiteux du règne d’Abdelaziz Bouteflika. On est passé du « Yetnahaw Ga3 » (« Qu’ils dégagent tous ») à « Nerb7ouhm Ga3 » (« On les gagne tous »). D’ailleurs, ceux qui ont utilisé des slogans hostiles l’ont parfois payé.
Hamza et Rami, deux quadras, ont « peur » de rentrer au bled. Ils craignent l’atterrissage à Alger. Peuvent-ils finir à la prison d’El-Harrach, comme Samir Serdouk (43 ans), leur ami, arrêté à l’entrée du stade au Caire, le 23 juin, à cause de son affiche « Yetnahaw Ga3 ». Présent chaque vendredi lors des marches contre le pouvoir à Alger, ce slogan s’est aussi délocalisé en Egypte.
Le stade, bastion de la dénonciation du « système »
Les trois amis s’étaient d’ailleurs pris en photo au bord du Nil avec cette pancarte, et le cliché a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Expulsé d’Egypte, Samir Serdouk, par ailleurs président du comité des supporteurs du club du Ghali de Mascara (nord ouest), a été depuis condamné à Alger à un an de prison pour avoir porté atteinte à l’unité nationale – il a fait appel. Les deux amis pensent que les autorités égyptiennes et algériennes ont voulu faire de Samir un exemple, pour calmer les supporteurs tentés de propager leur révolution jusqu’au Caire.
Car, en Algérie, le football a toujours été un sujet profondément politique. Avec plus ou moins de réussite, ce sport a longtemps été un instrument de propagande du pouvoir pour accroître, notamment, son prestige à l’intérieur du pays et à l’international. Pour les supporteurs, cette discipline a aussi permis de défier les présidents de la République. Houari Boumédiène, Chadli Bendjedid ou Abdelaziz Boutelflika (qui a été le premier ministre des sports en 1962), chacun a eu le droit à son chant hostile. Pendant des décennies, le stade est même resté un bastion où s’est exprimée la dénonciation du « système », alors même que les rassemblements étaient officiellement interdits depuis 2001 à Alger.
Le football algérien est né à l’époque coloniale, et avec lui s’est développé un mouvement nationaliste dans les clubs dits musulmans. Conscientes du phénomène, les autorités françaises ont imposé, en 1928, « un quota de joueurs européens au sein des clubs locaux. L’objectif était clair : ne pas perturber l’ordre colonial », a écrit l’historien Didier Rey, spécialiste du football.
L’Etat impliqué dans le ballon rond
Les Fennecs d’aujourd’hui sont les héritiers des « Diamants bruns » qui ont incarné la lutte contre la puissance tricolore. En avril 1958, Mustapha Zitouni, 29 ans, défenseur de Monaco, Rachid Mekhloufi, 21 ans, l’attaquant chéri de Saint-Étienne et champion du monde militaire, et bien d’autres joueurs français d’origine algérienne rejoignent clandestinement la Tunisie. Objectif ? Former le « Onze de l’indépendance », l’équipe de football du Front de libération national (FLN). Pourquoi ? Sensibiliser le monde – et les Français ! – à la révolution.
Certains avaient été pourtant présélectionnés avec les Bleus qui allaient terminer troisième de la Coupe du monde 1958 en Suède. Mais la guerre de libération valait bien des sacrifices. Pendant quatre ans et en plus de quatre-vingts matchs, les révolutionnaires en crampons ont représenté à travers les continents la nation algérienne avant même que son indépendance ne soit proclamée en 1962.
L’Etat s’est directement impliqué dans le ballon rond. Ainsi, en 1977, le président de la République, Houari Boumédiène, a lancé une grande réforme du sport afin que cette discipline brille sur le plan international. Pour y arriver, des entraîneurs du bloc de l’Est sont même venus en Algérie apporter leur expertise. Un succès. Par deux fois, les Fennecs se qualifient à la Coupe du monde, en 1982 (Espagne) et en 1986 (Mexique). Les inscriptions du maillot sont en arabe et jamais en français, la langue du colon.
Après des émeutes populaires réprimées dans le sang en octobre 1988, le pouvoir algérien consent à « ouvrir » le pays en autorisant le multipartisme. Cette avancée démocratique coïncide avec la victoire des Fennecs à la CAN, organisée à Alger en 1990. Le sélectionneur est alors Abdelhamid Kermali, un ancien du « Onze de l’indépendance ». Mais le pays se trouve à la veille de la décennie noire (1991-2002), qui va faire plus de 150 000 morts dans une guerre civile larvée contre le terrorisme islamiste. Le foot algérien s’éteint…
Trente-sept avions affrétés par les autorités
Il faut attendre 2009 pour revoir les Fennecs au plus haut niveau grâce, notamment, au lien historique entre la France et l’Algérie. Cette année-là, Mohamed Raouraoua, le président de la Fédération algérienne de football (FAF), dépose un amendement devant la Fédération internationale de football (FIFA) pour permettre à un joueur disposant de la double nationalité de changer d’équipe nationale sans limite d’âge, s’il n’a été sélectionné que chez les espoirs. Ainsi, la « loi Raouraoua » permet de recruter des jeunes souvent bloqués à la porte de l’équipe de France A, et qui font depuis le bonheur des Fennecs.
Vendredi 19 juin, l’Algérie affronte le Sénégal à 21 heures, au Stade international du Caire en présence de chefs d’Etat dont celui de l’Algérie : Abdelkader Bensalah, président par intérim hors du cadre constitutionnel comme disent les juristes, « illégitime » pour les supporteurs. C’est sa première sortie officielle depuis qu’il a remplacé Abdelaziz Bouteflika en avril. Les Algériens ont conscience que le pouvoir tente de récupérer le parcours des Fennecs sur cette CAN. M. Bensalah a même rendu visite aux Fennecs, le 18 juillet au soir. Mais les supporteurs se désespèrent et se désintéressent de sa venue. « Il n’a pas honte », résume l’un d’eux.
Pour les satisfaire, les autorités ont affrété trente-sept avions dont neuf militaires en subventionnant les vols. Il faut débourser 35 000 dinars – soit deux fois le smic – et l’équivalent de 160 euros (au marché noir) pour en être. Ce « pont aérien » rappelle celui mis en place en 2009 entre Alger et le Soudan pour permettre à 10 000 Algériens d’assister à l’ultime match qualificatif au Mondial 2010 entre les Fennecs et les Pharaons d’Egypte.