« Quand on racontera l’histoire de la musique électronique française, on se devra d’y inclure Concrete »
« Quand on racontera l’histoire de la musique électronique française, on se devra d’y inclure Concrete »
Par Romain Geoffroy, Brice Laemle, Luc Vinogradoff
A l’occasion de la fermeture du club parisien, « Le Monde » a interrogé les gérants, les DJ qui y ont joué, les collectifs qui l’ont côtoyé pour savoir ce qu’il avait changé dans le paysage nocturne de la capitale, et ce qu’il en restera.
JACOB KHRIST
Le club mythique Concrete fait ses adieux à la Seine avec une fête de 50 heures qui se terminera dimanche 21 juillet, avant de renaître vendredi prochain à travers un nouveau projet éphémère. L’occasion de rappeler l’influence de cette barge parisienne sur la scène électro.
« A la fin des 2000, la techno n’était pas bien vue à Paris »
Après une série de fêtes itinérantes, le collectif Surprize se pose sur une barge au bord de la Seine, dans le 12e arrondissement. A l’époque, la nuit parisienne est moribonde, et la techno n’a pas bonne réputation.
Brice Coudert, directeur artistique de Concrete : « A la fin des années 2000, la techno n’était pas bien vue à Paris. Elle avait complètement disparu des clubs, à part quelques soirées au Rex et au Batofar. Ce n’était plus une musique très jeune ».
Aurélien Dubois, gérant de Concrete : « On était à la recherche de quelque chose qui nous correspondait, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, où on pouvait faire la fête de 5 heures à 2 heures du matin, si possible avec une vue sur la Seine ».
Brice Coudert : « Quand on est arrivés sur la barge, on a pris le nom Concrete, parce qu’on pensait qu’elle ressemblait à une grosse brique sur l’eau ».
Aurélien Dubois : « Pour nous, le nom évoquait quelque chose de fort, de solide ».
Cyril Etienne des Rosaies, alias DJ Deep : « On était un peu en train de s’endormir à Paris à l’époque. La scène club pouvait parfois être un peu convenue et ennuyeuse. L’arrivée de Concrete nous a tous obligés à nous remettre en question ».
Julien Delcey, responsable de la Machine du Moulin Rouge : « Quand on a lancé la Machine en 2010, on ne voulait pas d’une énième discothèque. On voulait être un club où les gens viendraient pour la musique. Concrete, c’était pareil. Ils ont poussé à fond les afters, ils les ont démocratisés. »
Laurent Garnier, DJ français : « Ils se sont complètement recentrés sur la musique qu’ils défendaient, ce qui manquait totalement dans le clubbing parisien de l’époque. »
Shaun Baron-Carvais, alias Shlømo, DJ résident : « Sa popularité s’est faite très vite. Concrete est devenu le symbole de la musique électronique française, et son nom a rapidement dépassé les frontières ».
« Les organisateurs étaient des amoureux de musique »
Concrete s’est fait connaître non seulement pour son lieu atypique, mais aussi pour sa programmation musicale très recherchée mêlant grands noms mondiaux et artistes locaux.
Audrey, alias AZF, DJ française : « Ils cherchent des artistes comme on cherche des disques, longuement, avec expertise et exigence. Ils n’alignent jamais les gros noms uniquement pour remplir la salle. Ils ont cette volonté de faire découvrir les DJ et collectifs locaux ».
Vladimir Ivkovic, DJ serbe : « Quand j’y ai joué en 2017, j’ai tout de suite senti que les organisateurs étaient des amoureux de musique. Ils avaient vraiment réfléchi à tout le déroulement de la soirée, pas uniquement à tel ou tel fragment ».
Brice Coudert : « Faire une programmation, c’est comme un cocktail : il faut des artistes qui vont remplir le club, des artistes que je veux faire découvrir et, surtout, des artistes français. Ça leur donnait de la visibilité, car ils étaient labélisés Concrete. »
« Le “DJ booth” à Concrete, c’est un ring »
La particularité de Concrete était que sa scène principale était tout en longueur et particulièrement exiguë. Au bout, la scène où se trouvait le DJ n’était pas surélevée. L’artiste et le public étaient extrêmement proches.
John Talabot, DJ espagnol : « La première fois que j’y ai joué, j’étais stupéfait par le public. C’était un mélange de gens très jeunes et un peu âgés, ce qui est très rare pour un club établi ».
Nina Kraviz, DJ russe : « Ma première fois, c’était un matin, après avoir déjà joué juste avant dans un club. Je suis arrivée exténuée, mais l’énergie de tous ces gens dans le bateau était si forte que ma fatigue a immédiatement disparu et j’ai fait un de mes sets les plus mémorables. »
Antonin Jeanson, alias Antigone, DJ résident : « Avant de jouer là-bas, je faisais de la musique dans ma chambre. Quand je suis passé, Brice m’a dit “c’est ton entretien d’embauche”. J’étais angoissé sur le canapé en backstage, sans parler, en train de trembler ».
Aurélien Dubois : « Le “DJ booth” à Concrete, c’est un ring. Tu es au même niveau que le public, entouré de tous les côtés, il fait 50 degrés. La pression que tu te prends est telle que tu peux ensuite aller jouer sereinement dans d’autres lieux ».
AZF : « En tant que DJ français, passer à Concrete c’était gagner sa légitimité. C’était presque un adoubement. Tu étais reconnu par tes pairs, et à l’international. »
« Grâce à eux, il y a eu un coup de projecteur sur plein d’artistes français »
Après huit ans d’existence, le rayonnement international de Concrete était à son zénith. Le nom du club était devenu synonyme de la scène française. Le site spécialisé Resident Advisor, bible de la musique électronique, l’a qualifié « d’un des clubs les plus aimés au monde ».
Julien Delcey : « Ils ont réussi à créer une marque, une identité. Les gens sont des habitués de leur barge, ils grandissent avec leur public ».
Paul Rose, alias Scuba, DJ britannique : « Depuis 10 ans, beaucoup de clubs ont été influencés par les préceptes de Berlin : la musique avant tout, pas de téléphone sur le dancefloor. Concrete était le meilleur exemple de ça en France, peut-être même en Europe. »
François-Xavier Zounmenou, alias François X, DJ résident : « Ils ont fait venir un nombre incalculable de DJ internationaux à Paris. Ce faisant, ils ont mis un petit pin’s sur l’échiquier de la techno européenne ».
Sina XX, cofondateur du collectif Subtyl : « Grâce à eux, il y a eu un coup de projecteur sur plein d’artistes français. Et ils l’ont fait en remettant en question l’ordre établi ».
Avec cette fermeture, « on nous arrache quelque chose »
L’agence Surprize affirme avoir eu un accord avec la société propriétaire du bateau, Bateaux de Paris et d’Ile-de-France (BPIF), pour racheter la barge. Mais selon les dirigeants de Concrete, BPIF s’est désisté au dernier moment, actant leur expulsion. Contactée par Le Monde, la gérante de BPIF a refusé de s’exprimer sur le sujet.
AZF : « La façon dont a eu lieu la fermeture est révoltante. Pour moi, c’est presque une amputation, on aura un membre fantôme. On nous arrache quelque chose ».
Frédéric Hocquard, adjoint à la mairie de Paris en charge de la vie nocturne : « La Mairie a fait une proposition de rachat de la barge, qui a été refusée par la propriétaire. Pour elle, la Concrete, ce sont de “jeunes zombies écoutant de la musique électro et prenant de la drogue”. Voilà les clichés qui existent encore ».
Brice Coudert : « On avait des projets de réaménagement. Mais c’est vrai que depuis quelques années, on était titillés par l’idée de bouger et de monter quelque chose de nouveau ».
Laurent Garnier : « Un club qui ferme après être resté au top tout le temps va rester davantage dans les mémoires qu’un club qui ferme parce qu’il est devenu désuet ».
« Ça été plus qu’un club, ça a été un mouvement »
Deux semaines après la fermeture de Concrete ouvrira Dehors Brut, le premier projet de l’équipe Surprize qui lui succédera. Espace en plein air de 5 000 m2 dans Paris, il ne durera que trois mois, et sera plus tard suivi d’un nouveau projet.
Brice Coudert : « Je pense qu’on a su montrer qu’une équipe jeune était capable de faire bouger les lignes et de participer à l’émergence d’une génération de clubbeurs et de collectifs. On n’était pas juste là pour faire des fêtes pour nos amis. »
Shaun Baron-Carvais : « Ça été plus qu’un club, ça a été un mouvement. Je le compare à la French Touch parce que les gens s’identifiaient à Concrete ».
Laurent Garnier : « La fermeture est un coup dur, mais ça peut être un nouveau souffle pour réinventer quelque chose de différent. Quand on racontera dans 20 ans l’histoire de la musique électronique française, on se devra d’y inclure Concrete Ils ont écrit un grand chapitre de la nuit parisienne. »