A Nairobi, les rues de Karen se conjuguent au passé recomposé
A Nairobi, les rues de Karen se conjuguent au passé recomposé
Par Marion Douet (Nairobi, correspondance)
Quartiers d’Afrique (13/13). Entre bush verdoyant et urbanité chic, le quartier historique de la capitale kényane regorge d’histoires rocambolesques.
A Karen, quartier chic de Nairobi, les habitants attendent de pouvoir voter aux élections générales kényanes de mars 2013. / PHIL MOORE / AFP
A l’entrée de certaines rues de Karen, un tableau noir alerte les résidents sur les « affaires de voisinage » en cours. Inattendues parfois, comme ces « lionnes vues aujourd’hui à 14h10 dans l’allée, soyez prudents », inscrit par un voisin bienveillant. Le quartier, l’un des plus anciens de Nairobi, la capitale kényane, regorge d’histoires rocambolesques. Mais celles de sa faune sauvage font partie des plus extraordinaires. En 2012, des lionnes et leurs petits, échappés du parc national de Nairobi, avaient terrorisé les résidents qui n’osaient plus sortir de chez eux à la nuit tombée, l’heure de la chasse pour les fauves.
Autrefois faubourg éloigné du centre, Karen s’est vu peu à peu englobé dans le « Grand Nairobi », métropole d’Afrique de l’Est en plein boom, avec plus de 5 millions d’habitants. Mais, bordé d’enclaves de nature protégée (un parc national à l’est, une forêt au nord, les collines de Ngong au sud), le quartier reste peu urbanisé, verdoyant et sauvage. Unique.
Le 7 juin, des rangers récupèrent l’un des lionceaux du parc national égarés avec leur mère à Karen, quartier de Nairobi encore préservé. / SIMON MAINA/AFP
Nulle part ailleurs dans la capitale on ne découvre, au bout d’une allée émeraude desservant des demeures aux jardins immenses, les pâturages d’une ferme laitière ou des manèges d’entraînement pour chevaux. La ville croule sous des chantiers interminables et un trafic frénétique ? Karen respire le calme. Un détail de tuyauterie en dit long sur sa singularité : cette zone très aisée – sans être aujourd’hui la plus huppée – est le seul quartier formel à n’avoir jamais été relié au tout-à-l’égout. « Le gouvernement l’a longtemps ignoré car les gens possédaient d’immenses terrains, la densité était très basse », explique Rose Karobia, qui travaille pour l’Association des résidents. Alors les belles maisons d’inspiration anglaise ont toujours aujourd’hui leur fosse septique.
« Expression de l’échelle des classes »
Touristes et aventuriers de tout poil raffolent de cette enclave préservée. « Karen a cette capacité étrange à attirer des gens très différents. Des journalistes de guerre revenant de Somalie, des hommes d’affaires, des environnementalistes, des pilotes de bush aux affaires pas toujours nettes, des chasseurs de retour de Tanzanie », raconte Calvin Cottar, lui-même actif dans le tourisme et la protection de l’environnement avec un lodge très haut de gamme au Masai Mara, Cottar’s 1920s. « Et tout ce monde-là se retrouve au bar du Tali », sourit-il en citant le Talisman, un restaurant parmi les meilleurs de la ville où bat le cœur de Karen.
Ce cinquantenaire blanc à la carrure imposante nous a donné rendez-vous au mythique café Karen-Blixen. Le nom de cette baronne danoise est indissociable de la mythologie du quartier : celle qui vivait à deux pas de là dans les années 1920 et dont la maison a été transformée en musée, a raconté son aventure kényane dans La Ferme africaine, roman entré dans la légende hollywoodienne lorsqu’il a été incarné en 1986 par Meryl Streep et Robert Redford dans Out of Africa, de Sydney Pollack. L’acception populaire veut que l’écrivaine ait laissé son prénom au quartier – ce que contredit le musée. Qu’importe, l’idée est belle.
La maison de Karen Blixen, dans le quartier de Karen, à Nairobi. / AFP
Karen n’est jamais vraiment parvenu à se défaire de cet esprit suranné de l’époque coloniale. Il fut et resta longtemps le fief des anciens colons britanniques. La famille de John Githongo y acheta une maison avant l’indépendance. « Nous étions les seuls Africains à Karen, hormis les gardes et les cuisiniers », se souvient avec amusement cette figure kényane de la lutte anti-corruption. De ce point de vue, ajoute-t-il, le quartier a « énormément » changé, mais reflète aujourd’hui un autre Kenya puisqu’« une bonne part de l’élite, des politiciens – dont le vice-président William Ruto –, des avocats, des docteurs, y vivent et que le quartier est plus devenu une expression de l’échelle des classes ». Les Noirs sont désormais largement majoritaires au très sélect Karen Country Club, un lieu où, dans la plus pure tradition anglaise, on vient autant pour exercer son swing que pour siroter un whisky avec des puissants.
A la vie à la mort
Mais ceux qu’on appelle les Kényans blancs, et pour certains les « KC » (Kenyan Cow-boys), continuent de forger une bonne part de son identité. Une élite qui reste comme hors sol, un pied à Karen, un autre dans une ferme des alentours du mont Kenya, parfois convertie en « conservancy », comme ces parcs naturels privés) et rallie ces deux fiefs en pilotant elle-même son petit coucou privé le week-end. Une élite née au Kenya, parlant couramment swahili, mais n’ayant, parfois, jamais pris la nationalité kényane. Heather Campbell, 90 ans, s’étonne de la question : « Pourquoi faire ? Je suis née ici et de nationalité britannique, et alors. Voter ? Je ne suis pas dans ces choses-là, moi je suis une outsider, ici et là-bas », balaye-t-elle, gardant l’œil fixé sur son magnifique jardin, vue sur les collines de Ngong. Aujourd’hui encore, les familles se connaissent toutes, les enfants grandissent dans les mêmes écoles. Il n’y en a que deux : Prembroke et Banda. « C’est vrai, cette quatrième génération de Kényans blancs continue d’être extrêmement proche. Une proximité à la vie à la mort. Cela forme une culture, une communauté », poursuit Calvin Cottar, dont l’aïeul est arrivé des Etats-Unis au tout début du XXe siècle.
Une « famille élargie » qui ne se défait pas d’une réputation sulfureuse. Dans le Kenya des années 1930, un cercle de colons friands de parties fines et de paradis artificiels fit scandale jusqu’en Angleterre. Cette « tradition » de la Happy Valley, période longuement dépeinte par Joseph Kessel dans La Piste fauve, continuerait de se perpétuer à l’abri des regards, dans l’intimité de soirées privées. Lorsque survient un crime passionnel ou une fusillade, les journaux kényans comme britanniques aiment à revenir sur ces histoires romanesques à souhait, riches de tromperies, de braquages, et de colts glissés dans la ceinture. Les armes, il est vrai, semblent circuler ici encore plus qu’ailleurs. « Cette année, quand le gouvernement a obligé tous les détenteurs d’armes à renouveler leur licence, le téléphone ici n’arrêtait pas de sonner ! Ils voulaient tous savoir où il fallait aller s’enregistrer », s’amuse Rose Karobia, de l’Association des résidents.
Vue aérienne du quartier de Karen, à Nairobi, prise le 1er février 2018. / Thomas Mukoya/REUTERS
Mais, pour cette organisation créée en 1940, il y a bien plus urgent à régler. Karen est rattrapé par le développement immobilier frénétique de Nairobi, malgré un plan d’urbanisme très protecteur. « Il y a beaucoup d’abus. Les agences para-étatiques ne respectent pas ce plan approuvé par l’Etat », s’agace cette dernière, évoquant la spéculation foncière et la corruption. En pleine nuit, il y a quelques semaines, des résidents ont entendu des bruits de pelleteuses dans la forêt protégée qui borde leur allée. « Elles étaient en train de creuser, et toutes les plaques d’immatriculation étaient cachées au sparadrap noir. Un projet immobilier était en cours, nous avons réussi à le stopper, pour le moment », ne décolère pas Romi Grammaticas, une docteure, éleveuse de vaches et de chevaux, qui habite la zone. L’avenir dira si, dans vingt ans, dix peut-être, Karen et ses mythes appartiendront au passé ou encore au présent.
Quartiers d’Afrique, notre série d’été
Ils sont étonnants, innovants, branchés ou en mutation. Cet été, Le Monde Afrique vous emmène à la rencontre de quartiers de capitales africaines à l’histoire singulière. De Maboneng, à Johannesburg, délaissé à la fin de l’apartheid avant de devenir un symbole de mixité, à Osu, quartier de la capitale ghanéenne, aux airs de pépinière de créateurs, en passant par PK5, quartier à majorité musulmane de Bangui, en Centrafrique, qui renaît au commerce après la sanglante crise de 2013, nos journalistes vous font découvrir des lieux d’exception qui disent à eux seuls beaucoup des pays explorés et du continent. Bon voyage !