« En Afrique, lire doit être la norme et non l’exception »
« En Afrique, lire doit être la norme et non l’exception »
Par Roseline Tekeu
Pour Roseline Tekeu, de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international, « il est impératif d’explorer des solutions qui mettent les livres entre les mains des enfants, et ceci dès leur plus jeune âge ».
Des élèves du village de Magubu, en Afrique du Sud, en mars 2004. / ALEXANDER JOE / AFP
Tribune. En Afrique subsaharienne, lire est un luxe. Sinon, comment expliquer que 92 % des enfants qui achèvent leur cycle primaire ne savent pas vraiment lire et écrire ? Pour avoir passé ma jeunesse dans la ville de Douala, au Cameroun, cet état de fait est loin de me surprendre. En effet, ma génération n’a bénéficié d’aucune bibliothèque publique. Seule l’Alliance française nous permettait d’assouvir notre passion pour la lecture. Mais un abonnement payant, sans commune mesure avec le niveau de vie des populations, éloignait de nombreux jeunes. Quant aux librairies, elles représentaient un maigre lot de consolation, du fait des prix exorbitants des livres. Bref, rien n’était fait pour vulgariser le livre, alors que plus on lit, plus on améliore son expression et sa compréhension.
Comme l’illustrent les exemples de Singapour et de la Corée du Sud, l’école joue un rôle efficace dans les stratégies de sortie de la pauvreté. Malheureusement, dans nos pays, beaucoup de jeunes sortent du système éducatif sans vraiment savoir bien lire et écrire. Inadaptation des formations (dont celle des enseignants), programmes d’enseignement extrêmement ambitieux, non-participation des parents… Les causes sont multiples et variées. Il en résulte un cercle vicieux tout à fait désastreux de pauvreté éducative qui produit une pauvreté économique, culturelle et sociale produisant de nouveaux laissés-pour-compte du système éducatif.
Sans se lancer dans des changements ambitieux du programme d’enseignement, principale caractéristique des réformes qui ont échoué au cours des précédentes décennies, pourquoi ne pas commencer en réfléchissant à des approches innovantes pour donner le goût de la lecture aux enfants ? Il est impératif d’explorer des solutions qui mettent les livres entre les mains des enfants, et ceci dès leur plus jeune âge. En effet, des pans entiers de la société ne peuvent toujours pas accéder aux livres, car la lecture n’est tout simplement pas un fait culturel de masse.
Pauvreté intellectuelle
L’amour de la lecture se nourrit de son entourage : il faut être entouré de personnes qui aiment lire ou écrire. Les enfants fonctionnent par mimétisme, d’où une forte corrélation entre le goût de la lecture et de l’écriture chez les parents et les enfants. Le goût de la lecture se nourrit également d’une fréquentation assidue des institutions culturelles, et en particulier des bibliothèques et médiathèques publiques.
Aux Etats-Unis, où je vis, on dénombre une bibliothèque pour 2 500 habitants ; en France, une pour 4 000 habitants. En Afrique du Sud, c’est une bibliothèque pour 11 210 habitants, au Bénin une pour 46 728 habitants, et seulement une pour 406 779 habitants au Cameroun. Les sociétés riches mettent sur un piédestal le droit au savoir pour tous. Elles reconnaissent qu’un bon citoyen, c’est un citoyen éduqué, un citoyen qui sait lire et écrire.
Pour enraciner le goût de la lecture dans nos sociétés africaines, l’idéal est sans doute que toutes les écoles aient une bibliothèque. Mais est-ce suffisant ? A quoi servent des bibliothèques remplies de bouquins que personne ne lit ? Il faut exposer les jeunes à la lecture en leur montrant ses bénéfices : curiosité, esprit d’initiative, etc. C’est à ce prix que nous réussirons à émerger de la pauvreté intellectuelle qui frappe nos sociétés et à changer les attitudes.
Mais comment bâtir une confrontation positive des jeunes des écoles primaires avec le monde des livres ? Comment faire naître une culture de la lecture quand celle-ci et l’écriture ne sont perçues que comme des obligations scolaires ? C’est une responsabilité qui n’incombe pas uniquement à l’école, mais aussi aux parents et à la société tout entière. Collectivement, nous devons nous efforcer de mettre tous les mécanismes et les structures en place pour accompagner les plus jeunes dans leur découverte et apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Lire et écrire par mimétisme
D’après le psychologue américain Robert Cialdini, l’une des meilleures méthodes pour influencer le comportement des gens, c’est en les aidant à aborder une activité difficile comme une activité quotidienne. C’est ainsi que se déploie le mimétisme chez les enfants : il est « normal » de voir ses parents lire et écrire, donc lire et écrire ne sont pas des activités problématiques.
En tant que mère et spécialiste des questions éducatives, je recommande trois techniques essentielles à mettre en œuvre lorsque les enfants sont très jeunes et jusqu’à ce qu’ils sortent de l’école primaire :
- Lisez avec eux, d’abord, car s’ils vous voient lire, ils auront tendance à lire.
- Effectuez une visite hebdomadaire de la bibliothèque.
- Et ne négligez pas les occasions comme le Library of Congress Book Fair, le plus grand salon du livre de ma région, à Washington, qui permet de rencontrer des auteurs et de faire dédicacer des livres.
Au sein de l’établissement de mes enfants, les élèves de CE2 doivent lire au moins vingt minutes par jour et retourner chaque semaine une feuille signée par leurs parents certifiant qu’ils ont lu. Toutes les écoles ont des bibliothèques et l’école organise chaque année une foire aux livres. De plus, vers la fin de l’année scolaire, l’école organise un « read-a-thon », un marathon de lecture de quelques semaines, au cours duquel les enfants sont encouragés à lire un maximum de livres, avec à la clé des récompenses pour ceux qui liront le plus. Parfois, l’école invite des auteurs de livres pour enfants.
Gratuité des bibliothèques
Les bibliothèques publiques jouent un rôle central. Aux Etats-Unis, elles sont gratuites. Comment créer des bibliothèques gratuites dans nos pays ? Il faut construire un nouveau partenariat public-privé qui associerait les entreprises aux communes afin d’alléger leurs contraintes budgétaires. En effet, les besoins sont immenses : former les bibliothécaires, financer l’achat des livres, créer des activités culturelles dans les bibliothèques…
Il est également important pour ces institutions culturelles de nouer des partenariats avec la communauté des parents et les écoles, afin d’encourager les élèves à emprunter et à lire les livres. On peut aussi imaginer des opérations ciblées pour inciter les membres de la communauté à faire des dons de livres, organiser des salons du livre, des compétitions de lecture et des clubs de lecture. Ces bibliothèques encourageront l’égalité d’accès à l’information et permettront aux plus démunis d’avoir accès au savoir.
Même dans un pays aussi capitaliste que les Etats-Unis, le pays de l’argent et du profit à tout prix, le gouvernement fédéral et les autorités locales accordent une importance toute particulière à la gratuité des bibliothèques. L’accent est mis sur l’égalité d’accès à l’information et au savoir. Omniprésentes, les bibliothèques mettent gratuitement à disposition de tous de gigantesques bases de livres et de publications.
C’est la même chose en France, un autre pays où j’ai vécu. Quelques points communs : gratuité et accessibilité sont des composantes intégrales du vécu culturel de ces nations. Parce qu’une société éduquée commence avec des gens éduqués. Ceci est aussi simple que le principe de l’éducation universelle est un acquis. Lire doit être la norme et non l’exception. Lire permet de s’affranchir et d’être véritablement libre.
Roseline F. Tekeu vit et travaille à Washington, où elle gère les projets de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid) dans le domaine de l’éducation dans les pays en développement.