Le danseur Arouna Guindo s’entraîne place du Souvenir, à Cotonou, au Bénin. / Anne Décoret-Ahiha

Tribune. Loin des lumières de la saison culturelle « Africa 2020 » qui se prépare activement en France, chorégraphes et danseurs contemporains du Bénin s’emploient avec ténacité et peu de moyens à faire vivre leur art. Car dans ce pays riche de nombreuses formes de danse, être danseur contemporain demande autant d’engagement que d’abnégation. « Tous les jours, c’est un combat », confie la danseuse et chorégraphe Carmélita Siwa, 25 ans : « On n’a pas de salaire, donc on est considéré comme des va-nu-pieds. Mais quand on se produit dans la rue, les gens s’attroupent et nous applaudissent. » Le quotidien laborieux des danseurs, c’est d’ailleurs le thème de la prochaine création de sa compagnie, même si aucune date de représentation n’est prévue.

Le Bénin compte un seul centre chorégraphique : Multicorps, à Cotonou. Ouvert en 2011 par le chorégraphe Marcel Gbeffa, cet espace de création et de formation professionnelle d’initiative privée se maintient grâce aux cours de danse proposés aux enfants, principalement d’expatriés. Menacé de faillite début 2018, il vient de trouver un second souffle en s’associant avec la compagnie Walô, de Rachelle Agbossou, autre figure de la danse contemporaine béninoise. Un type de rapprochement plutôt rare. Car « la vraie difficulté ici est de travailler ensemble », confesse Adrien Guillot, ingénieur culturel à l’origine de cette mutualisation.

Performances en pleine rue

A défaut de studio, c’est place du Souvenir, à une enjambée du centre Multicorps-Walô, que de nombreux danseurs viennent s’exercer. « C’est notre lieu, assure Carmelita Siwa. On a tous travaillé là-bas. On y a laissé des chaussures ! » Forcément, c’est de là qu’est parti le rassemblement chorégraphique « Danser pour la paix », le 6 mai, au lendemain des violences post-électorales. Chorégraphe issu du hip-hop, Arouna Guindo vient chaque soir sur la place pour improviser. Une manière de confronter sa danse à l’espace public et de produire le matériau possible d’une prochaine création. Ses performances se déroulent aussi en pleine rue ou dans la cohue du marché Dantokpa, l’un des plus grands d’Afrique de l’Ouest. Quand la police ne vient pas l’y déloger, il y danse six heures durant !

Difficile de se produire, difficile aussi de se former. Chaque année, Richard Adossou, l’un des pionniers de la danse contemporaine au Bénin, organise la Marche internationale vers la danse (Maida), qui prévoit des stages gratuits pour les danseurs locaux. « L’idée de payer pour se former n’existe pas ici », regrette-t-il. Convaincu de l’importance de la formation pour professionnaliser les danseurs contemporains, celui qui est par ailleurs assistant chorégraphe au Ballet national du Bénin n’hésite pas à compléter de sa poche le budget du festival.

« Les institutions béninoises favorisent largement la danse traditionnelle, explique Richard Adossou. La danse contemporaine est vue comme une rivale, une concurrente. Alors qu’elle apporte aussi beaucoup aux danseurs traditionnels, par la conscience du corps et du mouvement qu’elle développe. Elle permet de repenser aussi la manière d’interpréter la danse traditionnelle. En fait, elle vient renforcer nos valeurs ancestrales. » Quelles moqueries et remontrances n’a-t-il pas essuyées lorsque, lui qui s’est formé en Axis Syllabus, une approche analytique du mouvement, il enchaînait les étirements avant un spectacle du Ballet national !

Exil en France ou en Allemagne

Aujourd’hui, les danseurs contemporains au Bénin poursuivent leur activité artistique avec passion, persévérance et un indéniable talent. Combien de temps tiendront-ils avant de céder, comme la génération précédente, à l’exil ? Sans doute découragés par le manque de soutien institutionnel et les obstacles de tous ordres, ils sont déjà plusieurs à avoir quitté le pays pour s’installer en France ou en Allemagne. Comme Koffi Kôkô, figure tutélaire de la danse contemporaine au Bénin, à l’origine de nombreuses vocations. Le centre de formation et de recherche chorégraphique dont il avait lancé le projet au début des années 2000, près de Ouidah, n’a finalement pas vu le jour.

La saison culturelle « Africa 2020 » sera-t-elle l’occasion de mettre en lumière une plus large diversité de danses contemporaines d’Afrique, comme celle du Bénin ? Braquera-t-elle ses projecteurs sur les artistes chorégraphiques qui vivent dans ce pays et qui, chaque jour, créent, inventent, tout en menant des projets d’action sociale et d’éducation auprès de la jeunesse ? Leur donnera-t-elle l’opportunité d’exprimer leur point de vue sur le monde, comme le stipule le principe fondateur de cet événement ? De parler, par exemple, de la marchandisation des objets cultuels de danse, très prisés des collectionneurs américains ? Ou des milliers de tonnes de fripes qui débarquent chaque année à Lomé et à Cotonou, comme autant de déchets que l’Europe rejette avec bonne conscience ? Deux thèmes chocs dont Marcel Gbeffa traite dans sa pièce Les Cris du couvent, débutée en 2017 mais qu’il ne parvient à terminer, faute de producteurs.

Anne Décoret-Ahiha, anthropologue de la danse et consultante, est l’auteure des Danses exotiques en France (Centre national de la danse, 2004).