« Warcraft », « Starcraft », « Hearthstone »… : Blizzard, vingt-cinq ans de jeux vidéo mythiques
« Warcraft », « Starcraft », « Hearthstone »… : Blizzard, vingt-cinq ans de jeux vidéo mythiques
Par William Audureau
L’éditeur américain, qui se voit comme le Pixar du jeu vidéo en ligne, a imposé des univers épiques et un perfectionnisme maladif. Entretien avec son patron, Michael Morhaime.
« Bonjour, nous sommes venus de Belgique spécialement pour voir la statue de Sarah Kerrigan. Vous pouvez nous laisser rentrer ? S’il vous plaît ! », implorent une mère de famille et ses deux enfants à l’entrée du siège européen versaillais de Blizzard. A l’image de ses bâtiments, le géant américain du jeu sur ordinateur est aussi impénétrable qu’admiré.
Les séries de jeux de stratégie Warcraft et StarCraft, dont est issue l’héroïne de fiction Sarah Kerrigan, le phénomène du jeu en ligne World of Warcraft, les jeux de rôle Diablo, ou plus récemment le jeu de carte Hearthstone… tout ce que Blizzard touche, la société semble le transformer en or. « Notre profession de foi est : développer les jeux les plus épiques et les meilleurs de l’histoire, et nous y croyons », assure au Monde, d’une voie lente et pincée, Michael Morhaime, son président et cofondateur, de passage à Paris le 10 mars pour célébrer les 25 ans du studio.
Rares sont les sociétés à pouvoir se prévaloir de succès critiques et commerciaux aussi systématiques. Selon les chiffres de Statistic Brain, Blizzard a vendu plus de 100 millions de jeux en vingt-cinq ans, avec un catalogue de seulement vingt et une références. La société bénéficie d’une confiance quasi aveugle de la part des consommateurs. « Je crois que cela tient vraiment à notre niveau de peaufinage », explique Mike Morhaime.
De l’art d’être en retard
Dans une industrie de plus en plus marquée par les sorties annuelles (FIFA, Call of Duty, etc.), et les blockbusters parfois commercialisés à la va-vite (Street Fighter V, Assassin’s Creed Unity), l’éditeur de Warcraft est connu pour son perfectionnisme et son intransigeance. Selon la célèbre formule de l’entreprise, un projet de jeu n’a qu’une seule date de sortie : « When it’s done » (quand il est prêt).
« Je crois que ça remonte à The Lost Vikings », un jeu de plates-formes-réflexion sur Super Nintendo en 1993, suggère M. Morhaime. L’équipe croit son programme suffisamment bon pour être commercialisé. Mais pas Brian Fargo, l’exigeant éditeur de l’époque.
« The Lost Vikings », en 1993, premier succès critique de Blizzard, a scellé l'exigence de ses développeurs. | Blizzard
« Il nous a renvoyé plein d’annotations. Le jeu était trop difficile, il n’aimait pas la manière dont les Vikings étaient dessinés, il les trouvait trop similaires… Il nous a fait tous ces retours critiques, on a intégré ses remarques, et on s’est rendu compte que le résultat était bien meilleur. »
A l’époque Blizzard ne porte pas encore son nom, mais celui de Silicon & Synapse, et n’a signé que des succès d’estime, comme RPM Racing en 1991, et, surtout, le décoiffant Rock’n’Roll Racing, en 1993.
Trois personnages de « Rock'n'Roll Racing », en 1993. | Blizzard
Après un court interlude, pendant lequel le jeune studio est rebaptisé « Chaos Studio », nom finalement jugé trop anxiogène par les actionnaires de son nouveau propriétaire, Davidson & Associates, c’est finalement sous l’appellation « Blizzard » qu’il connaît la consécration à partir de 1994. Et met en pratique la leçon de Brian Fargo à l’occasion du lancement décalé de son premier succès dans le genre du jeu de rôle, Diablo.
« Nous avions des bugs qui ont fait que nous avons raté la fenêtre de lancement de Noël 1996, mais, au final, il a été la meilleure vente de 1997. Nous avions la preuve scientifique : pour avoir du succès, l’important, ce n’est pas la date, c’est la qualité. »
Initialement prévu en 1996, le jeu de rôle gothique « Diablo » sort en 1997, réalisant la meilleure vente de l'année sur PC (ici une capture d'écran de sa suite, « Diablo 2 »). | Blizzard
Artisan du jeu vidéo, Blizzard devient le spécialiste des mécaniques de jeu réglées au millimètre, des castes de personnages à l’équilibre inattaquable, des courbes d’apprentissage impeccablement lissées, ou encore des théâtres de bataille aux richesses tactiques insoupçonnées.
« On a plusieurs devises qui sont importantes : “Facile à apprendre, difficile à maîtriser.” “Concentre-toi sur l’essentiel.” On aime l’idée qu’au lieu d’avoir des douzaines de classes vides ou similaires, on se concentre sur quelques-unes, très distinctes et vraiment marquantes. On aime que le joueur se sente puissant, avec des personnages exagérés. »
De « Donjons & Dragons » à la science-fiction
Lorsque l’e-sport explose, à partir de la fin des années 1990 en Corée du Sud, c’est d’ailleurs tout sauf un hasard si le jeu d’élection des premiers joueurs professionnels est un titre Blizzard, l’emblématique jeu de stratégie futuriste StarCraft.
Celui-ci est le prolongement dans un univers de science-fiction du premier grand succès de la compagnie, Warcraft (1994).
Warcraft gameplay (PC Game, 1994)
Durée : 28:41
« Nous adorions Dune II. On se disait que ce serait génial de pouvoir jouer à de la stratégie temps réel contre une autre personne, et non uniquement contre l’ordinateur. Nous voulions également un arrière-plan fantastique. Nous sommes tous de grands fans du “Seigneur des Anneaux”, de “Donjons & Dragons”, une de nos principales influences… A l’époque, on se demandait à chaque fois comment placer un jeu dans un contexte fantastique. “WarCraft” était une super occasion. Puis, quand nos dessinateurs ont commencé à en avoir marre, on s’est demandé : “Pourquoi pas de la science-fiction ?” C’est comme ça que “StarCraft” est né. »
A l’image de la plupart des titres de Blizzard, le jeu est unique dans son genre. Chaque fois qu’il s’attaque à un nouveau registre, le groupe américain lui donne une coloration inédite, comme le multijoueur dans Warcraft ou les affrontements dynamiques et frénétiques dans Diablo.
Les différentes races dans « StarCraft ». | Blizzard
L’inspiration leur vient souvent d’ailleurs, comme le reconnaît Mike Morhaime, lui-même ancien joueur de Risk, un jeu de plateau mêlant stratégie et diplomatie, de Flight Simulator, une simulation de vol, et désormais de poker. Le succès de son jeu de stratégie futuriste, il l’attribue en fait à un jeu de cartes, Magic : the Gathering.
« Son design est brillant, il est très amusant, et assurément, l’équipe de “StarCraft” était très inspirée par lui, ils passaient leur temps à y jouer. »
« World of Warcraft », le fardeau du succès
Mais le plus grand succès historique de la compagnie, c’est indubitablement World of Warcraft, le titre qui a mondialement démocratisé le jeu de rôle en ligne. C’était aussi « le jeu le plus dur à faire ». Entre ses premiers jets, en 1999, sous la forme d’une aventure tantôt solitaire, tantôt connectée, et son lancement américain, en 2004, cinq longues années s’écoulent durant lesquelles les personnages prennent peu à peu forme, le modèle économique s’affine, les programmeurs peaufinent réglages et réactions.
World of Warcraft Gameplay Trailer 2004 e3
Durée : 05:34
Ce que Blizzard n’anticipe pas, c’est la demande pour son nouveau jeu. « Nous n’avons pas été surpris par son succès, mais par l’ampleur de celui-ci. C’était incroyable. Avant, le MMO [Massively Multiplayer Online, jeu en ligne massivement multijoueurs], le plus populaire s’appelait “Everquest”, il avait un million d’abonnés. On s’est dit qu’en rendant le jeu plus accessible et plus international, peut-être pourrions-nous atteindre trois ou quatre millions ? A notre pic, nous en avons eu douze millions. »
Le succès de World of Warcraft propulse la société à des niveaux de chiffre d’affaires jamais atteints, amenant à sa fusion avec le numéro un sur console, Activision, en 2008. Mais dans le même temps, il met à genoux ses forces de production. « On avait clairement sous-estimé les infrastructures et les effectifs dont nous aurions besoin en interne », reconnaît M. Morhaime.
« Nos jeux annulés sont célèbres »
La société embauche et mobilise massivement. Mais les autres projets en interne en pâtissent, et notamment Star Craft Ghost, un jeu d’action et d’infiltration futuriste prévu sur PlayStation 2, Xbox et GameCube, et dont les innombrables reports feront, durant plusieurs années, les choux gras des magazines spécialisés.
« On essayait de placer le joueur au cœur d’une guerre, avec des champs de bataille qui aient l’air vivants… On pouvait voir le potentiel, mais ça ne marchait pas tout à fait. »
Starcraft Ghost Gameplay Part 1
Durée : 08:57
Le studio a déjà dû renoncer à commercialiser plusieurs titres par le passé. « Pour un projet que l’on sort, il y a un titre qui reste dans les cartons. Nos jeux annulés sont célèbres », reconnaît en souriant Mike Morhaime. Ainsi du jeu d’enquête à énigmes Warcraft Adventures, annulé à la fin des années 1990, faute de pouvoir rivaliser en qualité avec les productions LucasArts. Ainsi aussi de Nomad, en 1999, un jeu de rôle dont la mayonnaise ne prend pas, et qui sera finalement refondu dans le projet World of Warcraft. Ainsi, plus récemment, de Titan, mégalomaniaque MMO que Blizzard annule, à la stupeur des fans, pour des raisons technologiques.
« Warcraft Adventures », un de ces jeux annulés qui font aussi la réputation de Blizzard. | Blizzard
StarCraft Ghost les côtoie aujourd’hui au cimetière des projets avortés. « C’était une très mauvaise période pour travailler sur ce projet. Nous avions World of Warcraft qui était en train d’exploser, on développait StarCraft 2, on commençait à travailler sur Diablo 3… C’était dur. » Le président de Blizzard refuse toutefois de se lamenter : « Il est toujours moins risqué de prendre la bonne décision que la mauvaise. »
Le « Pixar du jeu vidéo en ligne »
Les joueurs lui ont rarement donné tort. Certes, StarCraft II s’est moins vendu que ce qu’il espérait – la faute, estime-t-il, à sa réputation d’élitisme due à l’e-sport. Cela n’empêche pas Blizzard de poursuivre son but : « Devenir l’éditeur numéro un en ligne, celui vers lequel les joueurs portent leur choix dès qu’ils cherchent une expérience de qualité. »
2016 s’annonce charnière. L’entreprise misera, dès mai, sur le très attendu Overwatch, un jeu de tir compétitif taillé pour l’e-sport, ainsi qu’une nouvelle franchise. La sortie à l’été de World of Warcraft : Legion, la nouvelle extension de son célèbre jeu en ligne, sera quant à elle précédée pour la première fois par le lancement d’un long-métrage cinématographique.
Warcraft - Official Trailer (HD)
Durée : 02:14
Très respectueux de quelques grands noms du divertissement, comme Nintendo, Valve et Blizzard, Michael Morhaime avance pourtant à pas mesurés. A contre-courant du reste de l’industrie, il ne cache pas son scepticisme pour la réalité virtuelle, un « dispositif coûteux » dont sa société « ne sait pas trop quoi faire ».
Son attachement personnel va plutôt aux jeux en deux dimensions à l’ancienne, et il n’écarte pas un jour de redonner vie à ses premiers amours The Lost Vikings et Rock’n’Roll Racing. « Vous savez, les héros de The Lost Vikings sont revenus dans le jeu d’arènes en ligne Heroes of the Storm, et c’était très drôle. »
Devant l’intransigeance polie des employés du siège européen de Blizzard, la mère de famille et ses deux adolescents finissent par tourner les talons. Ils ne verront pas la statue de Sarah Kerrigan, ni les milliers de figurines, miniatures et reproductions en tout genre qui parsèment les bureaux de l’entreprise.
Chez Blizzard, à la date anniversaire de son entrée dans l’entreprise, chaque employé a droit à un cadeau à l’effigie de ses univers : une choppe pour les deux ans, une épée pour cinq, ou encore un bouclier pour dix. Michael Morhaime se contente d’afficher un sourire serein. La récompense d’un quart de siècle de constance.
SNES R.P.M. Racing
Durée : 04:43