Parfums : quand les grands groupes avalent les indépendants
Parfums : quand les grands groupes avalent les indépendants
M le magazine du Monde
By Killian et Frédéric Malle rachetés par Estée Lauder, Penhaligon’s et L’Artisan parfumeur par le groupe Puig… Les petites lignes cèdent aux sirènes des multinationales. Au risque de perdre leur âme ?
Impossible de savoir pour combien de millions de dollars, le groupe Estée Lauder vient d'acquérir la ligne indépendante By Killian. | By Killian
Chemise ouverte et sourire jusqu’aux oreilles, Kilian Hennessy avait, en janvier,
l’air de ceux qui ont une bonne nouvelle à annoncer sans pouvoir encore le faire. Petit-fils du fondateur du groupe LVMH, le créateur de la marque de parfum By Kilian, distribuée dans quarante pays, présentait à la presse spécialisée sa dernière fragrance à grand renfort de champagne et de blinis au saumon. A demi-mot, il confiait alors à quelques journalistes être sur le point de vendre sa marque. Un mois plus tard, le groupe Estée Lauder annonçait officiellement l’acquisition de la ligne de parfums, sans faire mention du montant de la transaction (officieusement, on parle de plusieurs dizaines de millions de dollars).
Miser sur des étoiles montantes
Propriétaire des parfums Jo Malone et Tom Ford, le groupe avait déjà racheté, fin 2014, deux autres marques alternatives : les Editions de parfums Frédéric Malle et Le Labo. Estée Lauder n’est pas le seul groupe à convoiter des labels atypiques. En janvier 2015, la famille espagnole Puig – derrière laquelle on trouve les parfums Paco Rabanne, Nina Ricci, Prada ou encore Comme des Garçons – rachetait Penhaligon’s et L’Artisan Parfumeur au fonds d’investissement Fox Paine.
Fin 2014, déjà deux autres lignes étaient tombées dans l'escarcelle du groupe Estée Lauder, dont Le Labo. | Frédérique Malle
Déjà en 2013, les investisseurs anglais de Manzanita Capital s’étaient offert la majorité des parts de la marque de parfums confidentiels Byredo après avoir acquis Diptyque en 2005. Jamais les parfumeurs indépendants n’ont été aussi courtisés. « Cette catégorie est la seule en forte croissance dans un secteur au ralenti », explique Jeanne Doré, directrice de la rédaction de la revue Nez. En rachetant ces marques, les groupes cosmétiques et les fonds d’investissement misent sur des étoiles montantes à haut potentiel. »
Une stratégie limpide qui fait beaucoup parler dans le petit milieu de la parfumerie. Pourtant, rares sont ceux qui osent s’exprimer en public sur le sujet. Les enjeux économiques sont tels qu’on a l’impression d’aborder un dossier classé secret-défense…
Né dans les années 1990 avec Serge Lutens, réaffirmé par Frédéric Malle en 2000, ce segment hors norme de la parfumerie n’a cessé de se distinguer des fragrances grand public. « Dans les années 1980, lorsque j’ai commencé à travailler dans cette industrie, les marques étaient terrifiées à l’idée d’être vendues en supermarché, se souvient Frédéric Malle. Mais regardez comment fonctionnent aujourd’hui les parfumeries en libre-service. Elles ont reproduit les codes de la grande distribution : tête de gondole, produits interchangeables… »
En 2013, c'est un fonds d'investissement anglais, Manzanita Capital, qui s'offrait la marque Diptyque. | Francois Goize
Las, quitte à payer plus cher, les amateurs de parfums rares ont fini par se tourner vers les boutiques de marques confidentielles à la personnalité affirmée. Logiquement, ces clients-là ne voient pas toujours d’un bon œil le rachat de leurs marques fétiches : sauront-elles garder leur personnalité une fois absorbées par des géants de la cosmétique ? « Au début, les changements sont minimes, répond un autre acteur de la profession. Mais, peu à peu, les nouveaux propriétaires imposent leur logique de rentabilité, augmentent la cadence des nouveautés et ouvrent des magasins à chaque coin de rue. Certains groupes n’hésitent d’ailleurs pas à virer les fondateurs et leurs équipes du jour au lendemain. »
Autre acquisition d'Estée Lauder : les Editions de parfums Frédéric Malle. | Frédéric Malle
Frédéric Malle comme Fabrice Penot, cofondateur de la marque Le Labo, jurent tous deux que ce ne sera pas le cas. « C’est précisément pour cette raison que nous avons souhaité vendre à Estée Lauder, assure Fabrice Penot. Ils nous ont abordés avec beaucoup d’humilité et nous laissent continuer à travailler comme nous l’avons toujours fait. On dispose juste d’équipes plus grandes et de budgets pour réaliser nos rêves. » Ainsi, Le Labo installera-t-il bientôt son atelier de création dans un ancien abattoir de Brooklyn qui disposera aussi d’un café et d’un lieu de vente.
Avantage : la distribution
Même discours pour Lance Patterson, président de Penhaligon’s et de L’Artisan Parfumeur : « La famille Puig connaît bien le métier du parfum et, contrairement à un fonds d’investissement, elle nous autorise à ralentir et à faire du luxe. Nous avons même fermé certains points de vente pour nous concentrer sur les plus emblématiques. »
Autre avantage non négligeable : la distribution. Il est plus facile de négocier un espace dans un grand magasin quand on est soutenu par un empire. De quoi faire rêver les entrepreneurs…
L’employé d’un grand groupe assure que, parmi les dizaines de marques indépendantes sur le marché, « certaines sont des coquilles vides. On reçoit des dossiers de candidature de marques qui imitent les codes de la niche, uniquement dans l’espoir d’être rachetées… ». Ce n’est cependant pas le cas de tout le monde. « Notre déploiement n’est probablement pas aussi rapide que lorsqu’il y a des apports de capitaux conséquents. Néanmoins aujourd’hui, nous exerçons pleinement notre mission sans ressentir le besoin absolu d’une alliance stratégique », souligne Marc Chaya, président-cofondateur de Maison Francis Kurkdjian, une marque qui a été rentable dès 2012, trois ans après sa création. Il existe donc une voie pour ceux qui souhaitent rester indépendants. Pour combien de temps encore ?