Euro 2016 : les équipes multiethniques et les autres, par Albrecht Sonntag
Euro 2016 : les équipes multiethniques et les autres, par Albrecht Sonntag
Par Albrecht Sonntag (Enseignant-chercheur ESSCA Ecole de management)
Etude de sciences sociales à l’appui, notre chroniqueur dépassionne la polémique récente. En France, comme ailleurs en Europe, le public se montre plutôt ouvert sur les questions d’appartenance.
Le onze de départ aligné par Didier Deschamps face à l’Albanie, mercredi 15 juin, à Marseille. | Yves Herman/REUTERS
Il y a bien deux Europe qui se rencontrent ces jours-ci sur les terrains de football de France. L’une est composée de nations qui se sont dotées, récemment ou depuis longtemps, d’un code de la nationalité ouvert, permettant à la diversité ethnique de leurs populations de se refléter, du moins partiellement, dans leurs équipes. L’autre comprend des pays qui, soit ne sont pas les destinations prioritaires des flux migratoires récents, soit ont choisi de restreindre l’accès à la citoyenneté ou à la double nationalité.
Les allégations de racisme avancées par Eric Cantona et Karim Benzema à l’égard de l’opinion publique en France en général, et de Didier Deschamps en particulier, ont déclenché une vive polémique, qu’il convient désormais de dépassionner. La recherche en sciences sociales sert à cela, justement, si tant est qu’elle se fonde sur des enquêtes rigoureuses et des données fiables.
Bien avant l’Euro, le projet de recherche FREE (« Football Research in an Enlarged Europe ») s’est penché non pas sur ce que disent les militants, les polémistes, les intellectuels et les politiques – malgré une glose torrentielle sur le sujet ! –, mais sur ce que pensent réellement ceux qui suivent le football de près ou de loin, dans plusieurs pays d’Europe. Il s’est intéressé aux diasporas du football – ces supporteurs pour qui le club du pays d’origine est un lien culturel précieux et qui mériteraient bien une chronique à part – mais aussi au regard qui est porté, hors débat passionnel, sur les joueurs issus de la migration qui portent le maillot de leur nation d’accueil.
Il s’avère que le public est bien plus décontracté par rapport à ces questions d’appartenance que le débat identitaire toujours à fleur de peau ne le laisse croire. En France, par exemple, seul un tiers des répondants – au sein d’un échantillon représentatif sous tous les aspects – considèrent que « des joueurs issus de la migration devraient jouer pour le pays d’où est originaire leur famille », alors que plus de 60 % se déclarent en désaccord avec cette affirmation. Des pourcentages très stables à travers tous les groupes d’âge, et très proches de ceux obtenus en Allemagne, en Espagne, ou au Royaume-Uni.
Quand, plus tard dans la même enquête, on aborde la même thématique sous un angle légèrement différent (ce qui permet de vérifier la cohérence des réponses), les Français sont 74,6 % à estimer que « les joueurs de l’équipe nationale issus de la migration font une contribution importante à l’intégration sociale dans le pays pour lequel ils jouent ». Seuls 21,6 % ne sont pas de cet avis (c’est tout de même moins que le potentiel du FN au 1er tour de la présidentielle…). Encore une fois, chiffres quasi identiques en Espagne ou au Royaume-Uni. En Allemagne, pays qui se déchire actuellement au sujet des réfugiés, les résultats sont encore plus spectaculaires : plus de 80 % sont d’accord avec cette affirmation, et seulement 6,7 % expriment un désaccord. Là encore, les différences entre les groupes d’âge sont négligeables.
Rappelons que les réponses résumées ci-dessus sont celles du grand public, amateur de football ou non. Lorsqu’on pose les mêmes questions dans une enquête séparée qui vise uniquement la communauté des fans de football, les réponses ont exactement les mêmes tendances, avec des « pics » un peu plus forts.
Les exceptions turque, polonaise et italienne
Trois exceptions, cependant, dans ce tableau.
La Turquie, d’abord, où les réponses données vont dans le même sens qu’à l’ouest, mais dans une moindre mesure. Si les Turcs sont tout aussi positifs – 71,2 % – que les Français à l’égard de l’effet bénéfique que ces joueurs peuvent avoir en faveur de l’intégration, ils sont plus partagés sur la question du choix que ces joueurs devraient faire en matière d’équipe nationale : 40 % pensent que les joueurs issus de l’immigration devraient tout de même jouer pour le pays d’origine de leur famille. C’est contradictoire, mais c’est compréhensible pour un pays d’émigration plutôt que d’immigration. Appelons cela l’effet « Mesut Özil » : on est fier du rôle qu’il joue en Allemagne, mais on aurait bien aimé qu’un tel joueur opte pour l’équipe turque.
Autre cas, vraiment à part celui-là : la Pologne. C’est le seul parmi les neuf pays étudiés où des majorités se forment dans le sens inverse et où le groupe des indécis (« ni d’accord ni en désaccord ») se situe à 40 % pour les deux questions, quatre fois plus que la moyenne européenne ! Il s’avère cependant que les supporteurs de football se rapprochent bien davantage de leurs homologues occidentaux, avec nettement moins d’indécis. Et une fois de plus, l’âge ne fait rien à l’affaire, ce qui est très intéressant en soi pour un pays qui a connu une énorme rupture il y a vingt-cinq ans.
Puis, il y a l’Italie. Si la Pologne ne connaît effectivement guère l’immigration, on sait bien que ce n’est pas la même chose en Italie. Et pourtant, ils sont seulement 55,6 % à considérer que les joueurs issus de la migration jouent un rôle positif pour l’intégration sociale. C’est probablement parce qu’ils n’ont pas vraiment l’occasion d’en faire l’expérience. Même Mario Balotelli, héros du dernier Euro, est un enfant adoptif, peu représentatif des flux migratoires. Il n’est donc pas étonnant que les répondants italiens se détachent nettement des autres Européens dans la case « ne se prononce pas » (22 %, trois fois plus que la moyenne).
Je vous laisse tirer vos propres conclusions de ce qu’enseignent ces données. Elles risquent, d’une manière ou d’une autre, d’être légèrement biaisées par vos idées politiques. Deux résultats semblent cependant indiscutables : premièrement, les joueurs issus de la migration sont clairement perçus comme tels par le public, qui leur attribue volontiers un rôle très positif dans le processus d’intégration des minorités ethniques ; deuxièmement, le public du football dans les pays d’Europe occidentale n’est, dans sa très grande majorité, ni raciste ni aveugle. Ni naïf, d’ailleurs.
Twitter : @AlbrechtSonntag
Vendredi 17 juin à 19 heures, la question de la diversité et de l’intégration dans et par le football est au centre d’un débat organisé au Goethe Institut à Paris.