« Le Brexit ouvre un débat utile pour l’Europe »
« Le Brexit ouvre un débat utile pour l’Europe »
Par Renaud Thillaye, directeur adjoint du think tank progressiste Policy Network
Le scrutin britannique doit être l’occasion d’une remise en question du fonctionnement de l’Europe, estime le spécialiste des questions européennes Renaud Thillaye, pour qui l’Union ne tient pas assez compte des préoccupations des peuples.
Un militant pro- Brexit distribue des tracts à la gare de Liverpool Street, à Londres , le mercredi 23 mars 2016. | Frank Augstein / AP
La possibilité d’un Brexit se dessinant chaque jour un peu plus, on peut déjà tirer des enseignements du référendum britannique du 23 juin. Quel qu’en soit le résultat, le succès de la campagne en faveur du « Leave » doit conduire les pro-Européens à s’interroger sur ce rejet et ne pas reproduire les erreurs du passé. La réaction au Brexit ou à une victoire étriquée du « Remain » ne saurait passer par davantage d’intégration, mais par une remise en question sur le mode de fonctionnement de l’Europe.
Première leçon, le camp du Brexit surfe avec brio sur la vague de contestation d’élites qui ne sont plus considérées comme représentatives. En promettant de restaurer la démocratie et la souveraineté dans leur pureté, les anti-européens s’attribuent le monopole de l’idéal démocratique. Ce faisant, ils gagnent non seulement en respectabilité, mais touchent du doigt un immense défi : celui de réconcilier ouverture et intégration européenne avec démocratie. La réponse traditionnelle, qui a consisté à renforcer le caractère démocratique des institutions européennes, n’a pas eu l’efficacité escomptée. Les raisons n’en ont pas été suffisamment analysées. Force est de constater que toutes les institutions, qu’elles soient nationales ou européennes, politiques ou économiques, sont aujourd’hui suspectées de ne chercher que le renforcement de leur propre pouvoir.
Deuxième leçon, le camp du Brexit propose un changement concret dans la vie des Britanniques : une diminution de l’immigration intra-européenne en mettant fin à la liberté de circulation des personnes. Le caractère potentiellement toxique de ce message – initialement porté exclusivement par le leader du UKIP Nigel Farage, mais depuis relayé par des personnalités plus modérées – a été largement atténué par la proposition de mettre en place un système d’immigration à points, comme en Australie et au Canada. Le slogan « reprendre le contrôle » (« Take back control ») y trouve une traduction bien réelle, là où les chiffres avancés par les pro-Européens sur les bénéfices économiques supposés de l’intégration européenne se heurtent à un mur de scepticisme.
Troisième leçon, le référendum britannique met en lumière le caractère uniformisant et vertical (« top-down) de l’Europe à l’heure où les individus et les nations demandent davantage de flexibilité et de liberté d’initiative par le bas (« bottom-up). L’air du temps n’est pas à la construction de monolithes, mais à l’expression des différences, à l’innovation et l’expérimentation. C’est pourquoi les leaders du « Leave » parviennent à ringardiser ceux qui défendent l’UE dans sa forme actuelle. Ce faisant, ils prennent David Cameron à son propre piège : ne déclarait-il pas, il y a quelques mois encore, que l’Europe doit avoir la flexibilité d’un réseau, et non la rigidité d’un bloc (« the flexibility of a network, not the rigidity of a bloc ») ?
L’euro-scepticisme va bien au-delà du cas britannique
Certes, il y a de fortes chances pour que ces promesses soient rapidement déçues en cas de Brexit. À l’image de la Suisse et de la Norvège, les Britanniques s’apercevront que leurs intérêts appellent une relation non moins étroite, et certainement plus compliquée, avec l’UE. À moins de consentir à des années de déclin et à de profondes transformations économiques et sociales, la souveraineté démocratique retrouvée s’avérera largement illusoire. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la force d’attraction de l’argumentaire des tenants du Brexit, qui est repris dans des termes quasi-identiques par les partis de droite et de gauche radicales partout en Europe.
En effet, la lame de fond anti-européenne va bien au-delà du cas britannique. Les données du Pew Research Center publiées il y a quelques jours montrent que seuls 38 % des Français et 50 % des Allemands ont une opinion favorable de l’Union européenne, là où ces chiffres atteignaient 60 à 70 % il y a dix ans. Le succès des forces anti-européennes s’est manifesté de façon spectaculaire récemment lors de l’élection présidentielle autrichienne et dans le cas du rejet néerlandais de l’accord de partenariat UE-Ukraine. Cette situation politique appelle une réaction qui ne peut passer par un nouveau bond en avant de l’intégration. Parler d’un nouveau traité, d’une union à deux vitesses ou d’un énième plan de relance de l’Europe serait une faute politique.
Sans doute n’a-t-on pas suffisamment expliqué les implications qu’aurait la création d’un marché unique et d’une monnaie et de frontières communes. Répondre à la question démocratique posée par les anti-européens exige de mieux expliquer le cadre transnational dans lequel s’exerce la souveraineté aujourd’hui, et la nécessité d’arbitrer entre différentes légitimités nationales. En ce sens la crise de la zone euro a été un exercice grandeur nature utile. Il serait cependant dans l’intérêt des élites politiques allemandes – si elles tiennent à l’unité européenne - de mieux prendre en compte les intérêts des électorats du Sud de l’Europe et de leur faire une place visible dans les accords du Conseil européen.
Mieux répondre aux préoccupations des peuples
Mieux expliquer ne suffira pas. Laisser davantage de flexibilité aux Etats-membres est devenu un impératif pour sauvegarder l’unité et la stabilité de l’UE. Le régime de répartition des réfugiés proposé dans l’espace Schengen ne doit pas être imposé aux Etats sous menace de sanction financière, comme envisagé aujourd’hui. Peut-être est-il temps d’accepter que tous les pays ne marchent pas au même pas et de proposer de nouveaux projets sur la base d’incitations plutôt que de sanctions. Tout en maintenant une structure institutionnelle à vingt-huit, il faut permettre à des petits groupes de se lancer dans des coopérations ouvertes.
Enfin, l’Europe ne redeviendra attractive qu’en démontrant sa capacité d’action sur des questions qui préoccupent les peuples. L’accord négocié par Angela Merkel avec la Turquie sur la gestion de la crise migratoire fournit un exemple intéressant. On peut critiquer le contenu de l’accord et ses effets pervers, mais on ne peut contester son impact immédiat, à savoir le tarissement du flot de migrants traversant la Mer Egée. Or il faut souligner que cette initiative est extérieure au cadre communautaire traditionnel et financée en partie par les Etats membres.
La possibilité d’un Brexit offre donc l’opportunité d’un débat utile pour l’Europe. Ce n’est qu’en s’attaquant de front aux préoccupations des peuples, et non en les ignorant, que les dirigeants pourront « reprendre le contrôle ».