Un combat pour la vie (4) : Mamadou Diédhou, l’ange gardien des enfants fantômes
Un combat pour la vie (4) : Mamadou Diédhou, l’ange gardien des enfants fantômes
Par Matteo Maillard (Kolda, Sénégal, envoyé spécial)
L’enseignant trentenaire se bat auprès de la justice sénégalaise pour redonner une identité légale à ses élèves. Et leur permettre d’avoir un avenir.
Pas un rire, pas un bruit. De la cour aux salles de classe, il règne dans cette école un silence spectral que seul le chant du muezzin interrompt pour la prière de la mi-journée. « Tous les élèves sont partis en vacances », s’exclame Mamadou Diédhou quittant son bureau où est empilé en vrac un nombre impressionnant de cahiers d’exercices qu’il doit corriger. « 84 », précise Mamadou. Soit le nombre d’élèves de CE2 qui garnissent les bancs élimés de cette vaste salle de classe étendue sous des arches poussiéreuses. « C’est beaucoup pour un enseignant, surtout dans des conditions aussi précaires que celles-ci », souffle-t-il ennuyé. Mais ce n’est pas le défaut de matériel ou la vétusté des bâtiments qui préoccupent cet enseignant de 32 ans. « Si je ne fais rien, dans deux ans, 40 de mes élèves seront expulsés du système scolaire sénégalais, car ils n’ont pas d’acte de naissance prouvant leur existence aux yeux de l’Etat. »
Le Monde Afrique
Au Sénégal, un enfant sans acte de naissance est ce qu’on appelle un enfant fantôme. Il n’a pas d’existence juridique et ne peut ni poursuivre sa scolarité après le CM2, ni être soigné gratuitement, ni bénéficier de la protection des mineurs, ni voter une fois adulte. Bien souvent, ce sont les parents qui, par négligence ou manque d’information, ne font pas les démarches nécessaires pour inscrire leur progéniture au registre de l’état civil. La date légale dépassée (une année après la naissance), il devient très compliqué de régulariser sa situation. Il faut alors engager une procédure juridique coûteuse auprès de la mairie ou du tribunal. Si le problème concerne suffisamment de personnes dans la communauté, une audience foraine est organisée. C’est un juge qui, sur ordre du ministère de la justice, viendra s’installer dans la localité afin de régulariser tous les cas concernés.
Porte-à-porte auprès des familles
En Casamance, dans le sud du Sénégal, plus de 40 % des enfants sont des « fantômes ». Et pour les 842 élèves de cette école primaire proche du quartier de Sintian, la statistique était similaire. Mais elle a décliné grâce aux efforts répétés de Mamadou pour garder les enfants dans le système. Il a créé il y a quelques années, avant que le gouvernement ne se saisisse du problème, une association dont le nom en peul signifie : « porte de la réussite ». « Ma mission est de sensibiliser les parents sur l’importance de l’acte de naissance pour l’avenir de leurs enfants, explique-t-il. Je fais du porte-à-porte dans les quartiers périphériques où le problème est endémique. Je m’assieds pour boire le thé avec les pères de famille et les convoque à des réunions auxquelles bien souvent ils ne se présentent pas. »
Certificat de non-incription à l’état civil sénégalais. Ce document est indispensable pour être régularisé auprès de l’administration. Mamadou collecte ceux de ses élèves pour les transmettre régulièrement au préfet de sa région. | Matteo Maillard
Devant la réticence de certains parents, Mamadou sensibilise les enfants, plus attentifs et moins têtus afin qu’ils en parlent à la maison. « Mais ils reviennent souvent déçus de voir que leurs parents ne les écoutent pas. » Il est temps pour Mamadou de sortir sa botte secrète : un spectacle scolaire. Il y invite les parents qui se présentent à l’école , alléchés par l’affiche. Et devant leurs yeux ébahis, il fait jouer à ses élèves des sketchs sur l’état civil, des situations du quotidien où l’acte de naissance y campe le rôle principal. Quitte parfois à leur faire peur : « Imaginez-vous une sortie scolaire qui se passe mal ? Une mauvaise chute, un accident de la route ? L’enfant blessé ou mort. Comment l’identifier ? Comment retrouver son enfant et le soigner ? »
Les mères y sont sensibles, les pères moins. Mais Mamadou est tenace. « Durant la récréation de trente minutes, il m’arrive de prendre un élève pour qu’il me mène à ses parents récalcitrants. Si le père a un acte de naissance, je lui dis : grâce à ce document, tu as une carte d’identité. Tu peux voyager où tu veux. Tu peux retirer de l’argent quand ton patron ou tes proches t’en envoient. Tu peux voter. Tu as tous ces droits, mais tu empêches ton enfant d’avoir les mêmes ? Tu lui interdis de terminer sa scolarité, d’avoir un avenir. » Leur irresponsabilité l’exaspère. « Trop souvent les parents invoquent le manque de moyens, poursuit Mamadou. Alors oui, parfois, c’est justifié. Mais combien en ai-je vu utiliser cet argument alors que, pour le baptême de l’enfant, ils ont sacrifié un bélier à 50 000 francs CFA (76 euros) ? Ils disent après ne pas pouvoir payer un acte de naissance à 200 CFA (0,30 euro) ? »
« C’est mon combat »
Fautifs souvent, victimes parfois. Les parents ne possèdent pas toujours leur propre acte de naissance. « Ce sont les familles les plus pauvres. Celles dont les membres ne sont jamais allés à l’école et ne savent ni lire ni écrire », affirme Mamadou. Dans ce cas, il n’a pas d’autre choix que de remplir les requêtes d’état civil pour tout le monde et les déposer au tribunal. Un travail éreintant qu’il mène hors des heures de cours, en supplément de la correction des devoirs de ses 84 élèves. « Ce matin, avant que vous arriviez, je devais remettre cinq requêtes au greffier, mais il n’était pas là. Il se reposait. Je les ai avec moi, je peux vous les montrer », dit-il enthousiaste en ouvrant les dossiers.
Mamadou est le seul professeur sur les douze que compte son établissement à faire partie de l’association. Les autres membres sont des parents d’élèves ou des lycéens qui souhaitent aider leurs jeunes camarades, qui sont souvent leurs voisins, leurs amis ou leurs cousins. « Sur les 96 élèves de CM2, il y en a encore 25 qui n’ont pas d’acte de naissance et ne pourront pas faire l’examen cette année si le ministère de la justice ne réagit pas plus vite, lance-t-il avant de tempérer la critique. Le gouvernement doit jouer son rôle, mais on ne peut pas l’attendre pour trouver des solutions à ce problème. Tout le monde doit prendre ses responsabilités. »
Mamadou Diédhou dans sa classe. | Matteo Maillard
Le soleil a quitté son zénith et nous offre un peu d’ombre dans la cour. Sous son bonnet de laine, Mamadou n’a pas laissé échapper une goutte de sueur malgré les 36 °C. Nous profitons de l’ombre d’un anacardier pour nous y réfugier, épuisés. Lui a le regard encore vif et une énergie communicative. « C’est mon combat et je ne m’arrêterai pas tant que ces enfants n’auront pas récupéré leur identité », lance-t-il décisif. Tant mieux. Les vacances risquent d’être longues.
Le sommaire de notre série « un combat pour la vie »
Voici, au fur et à mesure, la liste de nos reportages à la rencontre des femmes du Sahel. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.
Prochain article Sylvie, 18 ans, 1,55 m et une énergie à faire tomber les clichés
Cet article un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.