Entre « Pokémon Go » et « No Man’s Sky », le potentiel infini du jeu vidéo
Entre « Pokémon Go » et « No Man’s Sky », le potentiel infini du jeu vidéo
Par William Audureau
Les deux productions les plus médiatiques de l’été n’ont pas seulement remis le jeu vidéo sur le devant de la scène, elles ont aussi montré sa richesse et sa plasticité.
« No Man’s Sky », promesse de mondes infinis. | AP
Il était difficile de les rater, et encore plus d’en épuiser l’écho et la richesse. Le succès mondial de Niantic, Pokémon Go, déployé en France le 24 juillet, et No Man’s Sky, jeu d’exploration spatiale soutenu par Sony et propulsé sur PC et PlayStation 4 le 12 août, ont été les deux vedettes médiatiques de l’été. A travers ces deux exemples, sortis par coïncidence la même année, c’est tout un art qui a pu faire étalage de sa richesse insoupçonnée. Les deux titres, radicalement différents, montrent en effet le potentiel vertigineux du jeu vidéo.
L’ici ou l’ailleurs
L’un se déroule dans le monde réel, l’autre dans l’espace infini. Les Pokémons sont partout et n’importe où, ils ont la trivialité du quotidien pour abri. Ils se cachent dans votre rue, dans votre jardin, sur votre commode à chaussettes… Pokémon Go est aussi une invitation à sortir, marcher, quadriller les rues guidé par un GPS. Il invite à épuiser pas à pas le monde qui nous entoure et ses recoins – pour le faire sien, le transformer en terrain de jeu, à sa main.
No Man's Sky Gameplay Trailer | E3 2014 | PS4
Durée : 03:23
No Man’s Sky, lui, n’est nulle part, si ce n’est dans le moniteur ou le téléviseur qui l’affiche, tel un hublot donnant sur une galaxie immense aux couleurs improbables et aux astres imprévisibles. Il ne relève plus de l’appropriation du monde, mais au contraire de l’égarement perpétuel et de l’ivresse de l’errance. Ici, nul plan, nulle carte, mais de l’altérité pure, l’inconnu d’un monde virtuel généré de manière procédurale. Au terrain quotidien, familier, il oppose l’évasion absolue, aléatoire, infinie, celle de 18 446 744 073 709 551 616 planètes potentielles que jamais le joueur n’épuisera.
Entre soi ou seul au monde
Dans ces deux expériences si diamétralement opposées, le joueur n’est jamais tout à fait dans le même état social. Chasseur de Pokémon Go, il est un parmi tant d’autres. Comme lui, ils sont des millions à arpenter les rues à la recherche des petites créatures, parfois la même que lui, en même temps que lui. Joie de la connivence : se savoir appartenir à une communauté, déceler dans les regards d’inconnus des confrères de jeu insoupçonnés, les aborder, échanger, partager. L’expérience du titre de Niantic n’est pas isolante, mais inclusive : elle est invitation au nounoiement.
Des joueurs de « Pokémon Go » à New York, début septembre 2016. | MARK KAUZLARICH/REUTERS
No Man’s Sky, dès son titre, annonce, lui, l’absence : il est « le ciel de nul homme ». Ici le joueur plonge dans cet univers virtuel comme l’on s’extrait du théâtre des siens. Semblable au rêveur de Proust, un homme qui joue à No Man’s Sky tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.
Si le jeu n’est pas la négation de la vie en société, il en est au moins la suspension : le temps d’une partie, c’est précisément cet isolement-là, ce sentiment de solitude absolue, qui porte et définit l’impression d’être dans cet ailleurs pur, fait de planètes exotiques lointaines et inhabitées. Dans cette transe-là, toute présence humaine agirait comme une aiguille sur une bulle : en la crevant elle tuerait l’illusion. Tandis que Pokémon Go chante la connivence, No Man’s Sky hulule la solitude.
Ludique ou métaphysique
Au-delà de leur rapport à l’espace, de leur rapport aux humains, ces deux jeux vidéo visent tout simplement deux états mentaux radicalement différents. L’application de Niantic verse entièrement dans la ludification : elle est l’implémentation de codes ludiques dans le réel, sa transformation en jeu, avec ses règles, ses codes, ses victoires et ses échecs. Si elle ne donne pas de sens au monde, elle lui prête au moins des fonctions : marcher, parler, découvrir, collecter, deviennent les modalités d’un nouveau pacte avec le quotidien, qui l’enrichissent et l’enchantent.
De son côté, No Man’s Sky ne traite pas du monde qui nous entoure, mais invite à une expérience métaphysique loin d’être inédite. Le jeu de Hello Games convoque à la fois la méditation pascalienne, transe mystique et terrifiée devant l’idée de l’infini, et le sentiment du sublime kantien, émotion esthétique liée au spectacle de la pureté abstraite et de la nature chaotique. Cette voie lactée procédurale, aux reliefs aléatoires, elle est à la fois sublime mathématique – beauté du code, toute puissance informatique – et sublime sauvage – reliefs escarpés, vallées bariolées, paysages extraterrestres dépourvus d’ordre et de sens.
De cette expérience, le joueur revient riche de mémoires uniques et indicibles, tel le Réplicant du film de science-fiction Blade Runner, évoquant ses propres voyages interstellaires.
Blade Runner 30th Anniversary Collector's Edition -- Tears in Rain
Durée : 01:25
« J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir. »
Familier ou irréductiblement autre, social ou solitaire, ludique ou métaphysique, Pokémon Go et No Man’s Sky sont les deux faces si diamétralement opposées d’un petit art encore si souvent sous-estimé. Mais l’espace d’un été, le jeu vidéo l’a rappelé : il est un fabuleux ouvroir à possibilités.