Le bizutage, un délit peu condamné
Le bizutage, un délit peu condamné
Par Séverin Graveleau
Depuis 2010, la justice n’a condamné que 34 personnes pour délit de bizutage. Entre difficulté à qualifier le bizutage puis à en apporter les preuves, et pression du groupe sur le bizut, la loi de 1998 est difficilement applicable.
Une étudiante en première année se fait bizuter, le 09 semptembre 2010 à Lyon. | JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP
« Après le vote de la loi de 1998, on s’était dit que les actes de bizutage allaient cesser. Force est de constater qu’on avait un peu rêvé. » Marie-France Henry, la présidente du Comité national contre le bizutage (CNCB), se veut réaliste en cette rentrée universitaire 2016. Et pour cause : la valse des week-ends d’intégration dans les établissements d’enseignement supérieur commence à peine que déjà, des signalements de bizutages sont remontés au CNCB. Huit faits au total, au sein d’établissements très divers – établissements privés catholiques, école vétérinaire, école d’infirmières ou d’agriculture, etc.
La pratique est pourtant formellement interdite depuis la loi du 17 juin 1998 qu’avait portée Ségolène Royal, alors ministre de l’enseignement scolaire. L’article 225-16-1 du code pénal parle de délit de bizutage lorsque des « actes humiliants ou dégradants » sont commis dans les milieux scolaires ou socio-éducatifs. Une modification apportée au début de l’année 2016 y ajoute le fait d’amener à une consommation « excessive » d’alcool.
« Hors les cas de violences, de menaces ou d’atteintes sexuelles, le fait pour une personne d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants ou à consommer de l’alcool de manière excessive, lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire et socio-éducatif est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. » (art. 225-16-1 - version 2016)
Très peu de condamnations
Cette loi est-elle efficace aujourd’hui ? La question se pose au vu du nombre de condamnations prononcées chaque année. Selon les chiffres qu’a pu obtenir Le Monde auprès du ministère de la justice, seulement trente-quatre condamnations définitives – avec inscription au casier judiciaire – pour délit de bizutage ont été prononcées entre 2010 et 2014 : quinze en 2010, une en 2011 et 2012, cinq en 2013 et douze en 2014. « Ce ne sont que les actions en justice qui ont abouti, ce n’est donc pas si mal que ça », positive Marie-France Henry. Selon elle, cette loi, qui a mis du temps à être appliquée, a bien permis « de faire baisser le bizutage, même s’il persiste aujourd’hui ».
Mais l’apport le plus important du texte de loi est, estime-t-elle, « l’évolution des mentalités » sur le bizutage. Avant, selon elle, il était considéré comme « quelque chose de bon enfant », « pas bien grave, dès lors qu’il n’y avait pas de violences physiques ». La loi « a mis des mots sur les violences psychologiques » inhérentes au bizutage, salue-t-elle, en donnant une définition large de ces violences (« actes humiliants et dégradants »).
Des « preuves » difficiles à apporter
Reste que cette définition large du bizutage rend difficile l’application de la loi. « La qualification pénale est faite de telle sorte que les preuves sont hyper difficiles à apporter, que les juges sont un peu perdus », commente Solène Debarre, avocate au barreau de Paris, chargée de plusieurs dossiers traitant de bizutage. Ce qui est « dégradant » pour une personne ne le sera pas nécessairement pour quelqu’un d’autre. Et les victimes ont pu « accepter » l’humiliation pour faire partie du groupe, sans même s’en apercevoir. C’est ce qui explique que la loi élude la question du consentement, pour ne juger que les faits : « contre son gré ou non ».
Face aux « classements sans suite » à répétition faute de coupables bien définis, de délit avéré ou de témoins, bref d’une infraction de bizutage « pas très efficace », selon Solène Debarre, « il faut souvent chercher autour, cumuler avec des qualifications de violence volontaire ou involontaire, de harcèlement moral ou sexuel, etc. ». Et ce, dès la constitution de la plainte, afin de « donner des pistes aux services de police, leur donner envie de lancer une enquête qui est toujours difficile quand on parle de bizutage ». Il en fut ainsi en 2014 : quatre étudiants de l’université Paris-Dauphine qui avait gravé des lettres de sang dans le dos d’un de leurs camarades ont été condamnés à huit mois de prison avec sursis, ainsi qu’à 8 000 euros de dommages et intérêts à la victime pour bizutage et « violences aggravées ».
La loi de la république contre celle du groupe
Si la loi de 1998 a fait passer le bizutage du statut de simple jeu d’intégration, ou de tradition, à celui de potentiel délit, elle n’a pas réglé le problème du signalement des actes de bizutage par les victimes. Le sociologue et spécialiste du bizutage Marc Audebert commente : « Il faut imaginer la pression collective qui pèse sur le dos des victimes. » « Parler », c’est toujours aujourd’hui risquer d’être exclu de la promotion, des prochaines activités, du réseau professionnel des anciens. « C’est peut-être aussi jeter l’opprobre sur une école qu’on apprécie par ailleurs », complète-t-il. Un amendement au projet de loi relatif à « l’égalité et à la citoyenneté » qui sera discuté au Sénat à partir du 4 octobre – après son adoption par l’Assemblée nationale en juillet – prévoit de sanctionner les discriminations dont pourrait faire l’objet une victime qui aurait « parlé ».
Dans le cadre du bizutage, « la responsabilité individuelle tend à se dissoudre dans la responsabilité collective », selon Marc Audebert, ce qui explique la difficulté à définir qui est coupable et qui ne l’est pas. Une situation d’autant plus inextricable qu’en l’état actuel du droit, la loi ne punit pas ceux qui ont eu connaissance d’actes de bizutage en tant que témoins, et n’ont rien fait pour les arrêter. Et de conclure : « Les pratiques de bizutage sont souvent légitimées par communauté, leur contenu étant considéré comme un certificat d’affiliation au groupe. »
La victime se retrouve alors prise dans un « paradoxe normatif », tiraillée entre la loi du groupe et celle de la République. Au-delà de l’aspect juridique et judiciaire du bizutage, il faut donc aussi, et avant tout, « déconstruire ses logiques de justification » – selon lesquelles le bizutage est le seul moyen de « faire » le groupe – par une politique de sensibilisation efficace.