Pourquoi les Somaliens-Américains ne veulent pas devenir vedettes de série télé
Pourquoi les Somaliens-Américains ne veulent pas devenir vedettes de série télé
Par Abdourahman Waberi
Notre chroniqueur explique l’exaspération des jeunes originaires de Somalie de voir leurs congénères systématiquement tenir le rôle du « méchant terroriste » sur les écrans américains.
Voiture en feu après l’explosion d’une bombe le 1er octobre à Mogadiscio. | MOHAMED ABDIWAHAB / AFP
Coincé entre le fleuve Mississippi et un nœud d’autoroutes, Cedar-Riverside est un quartier populaire de Minneapolis qui forme avec Saint-Paul, la plus grande agglomération de cet état du Midwest qu’est le Minnesota. L’hôte de passage entend dans la rue toutes les langues du monde. Cedar-Riverside a vu passer au 19e siècle les migrants scandinaves qui ont constitué la charpente démographique de l’état. Au milieu du 20e siècle, les boat people du Cambodge et du Laos s’y installèrent en nombre. A partir des années 1990 ce sont les réfugiés somaliens qui y éliront domicile, d’où le surnom Little Mogadishu (ou Little Somalia). On trouve à Cedar Riverside le Somali Museum of Minnesota, le seul musée au monde dévolu à la culture et à l’artisanat de ce peuple de la Corne de l’Afrique.
S’immiscer dans la vie d’une communauté noire
C’est dans cette cité jeune, bruyante et métisse que la grande chaîne payante HBO vient de s’installer pour produire une nouvelle série télévisée d’un genre inédit, en tout cas la première de cette envergure à s’immiscer dans la vie quotidienne d’une communauté africaine, somalienne en l’occurrence qui compte plus de 15 000 personnes. Il s’agit de la plus importante en Amérique du Nord.
Outre-Atlantique HBO est reconnue pour ses séries de très grande qualité comme Le trône de fer, Treme ou Sur écoute qui a pour sujet la criminalité dans la ville de Baltimore, à travers la vision de ceux qui la vivent au quotidien, qu’ils soient policiers, petits trafiquants, politiciens ou journalistes. La notoriété de la chaîne new-yorkaise n’est plus à faire. Pourtant son arrivée à Cedar-Riverside n’a pas réjoui tout le monde. Le 15 septembre, des jeunes Somaliens-Américains ont manifesté leur colère lors des festivités organisées par la chaîne pour eux et dont le clou était le concert gratuit de l’artiste canadien d’origine somalienne Kn’aan qui est par ailleurs le cerveau du projet.
Le rappeur est tout sauf un inconnu. Keynan Abdi Warsame, de son vrai nom, né en 1978 à Mogadiscio dans une famille de poètes et d’artistes, est une icône à Mogadiscio comme à Minneapolis. Porté par son talent et favorisé par le destin, l’auteur de The Dusty Foot Philosopher n’a jamais oublié ses racines. Tout le monde reconnaît que K’naan le chantre a réussi à sublimer les blessures de l’exil et la perte de ses proches en chants universels et bouleversants. Le petit refugié s’est transformé en artiste engagé et en philanthrope. Pourtant nombreux sont les jeunes gens qui demandent à K’naan et à HBO de quitter Cedar-Riverside et d’abandonner leur projet. Leur colère n’est pas imputable au manque de communication de la chaîne qui n’a pas su faire preuve de pédagogie et de transparence. Pour ces jeunes militants, l’affaire est entendue et la caution de K’naan insuffisante. Leur colère a des racines plus profondes. Pour la comprendre, mettons-nous deux minutes à leur place.
Pirates ou djihadistes
Ils ont grandi en regardant des films hollywoodiens qui dépeignent les Somaliens comme de vils personnages. Un jour ce sont des pirates soudoyant le brave capitaine Philips campé par Tom Hanks dans le film éponyme de Paul Greengrass de 2013. Un autre ce sont des sanguinaires miliciens de l’affreux général Aïdid guerroyant contre les valeureux soldats américains venus appuyer les forces de l’ONU dans le film de guerre La Chute de faucon noir de Ridley Scott (2001). Il n’y a pas que Hollywood. Depuis des années, des équipes de la télévision régionale et nationale viennent tourner des images dans les tours d’immeubles, se plaignent-ils, pour illustrer leurs reportages toujours liés au terrorisme version djihadiste. Le nom de la réalisatrice et scénariste Kathryn Bigelow associé à la production aurait suffit à mettre le feu aux poudres. D’aucuns soulignent le penchant de Bigelow pour les univers noirs et très violents comme l’atteste son thriller Zero Dark Thirty qui retrace la longue traque d’Oussama Ben Laden par des agents de la CIA.
Au final, la protestation du 15 septembre 2016 a permis de crever l’abcès. Les jeunes manifestants ont exprimé leur crainte d’être montrés du doigt en ces temps de populisme ravageur. « Si vous nous dépeignez comme des gens travailleurs, des nouveaux Américains qui ne cherchent qu’à s’intégrer, nous serons à vos côtés » a conclu une activiste. Passée la douche froide, le rappeur devenu cinéaste compte profiter de ce couac pour mieux écouter les doléances des plus jeunes. Il ne nous reste plus qu’à guetter le premier épisode de « Mogadishu, Minnesota ».