Les sumotoris, des colosses aux pieds d’argile
Les sumotoris, des colosses aux pieds d’argile
M le magazine du Monde
Au Japon, ces lutteurs aux mensurations de titans, sont vénérés comme des demi-dieux. Une adulation qui ne suffit plus à motiver les candidats : cette discipline ancestrale souffre d’une crise des vocations.
L’après-midi est libre. Une carrière professionnelle dure une dizaine d’années. Une fois à la retraite, ces athlètes hors normes perdent beaucoup de poids, sans forcément retrouver une charge pondérale ordinaire. | Alexis Armanet et Vanessa Lefranc pour M Le magazine du Monde
Une odeur de poulet pané kara-age plane dans l’air. Sur les tables rondes et basses trônent déjà des bols de riz, de soupe miso et des verres de thé glacé. A la cuisine, un jeune lutteur de sumo en bermuda multicolore s’affaire, finissant la cuisson des kara-age avec de longues baguettes. D’autres fignolent la préparation du festin. Certains ont revêtu un yukata (kimono léger), d’autres sont torse nu. La sueur perle malgré la climatisation, qui peine à lutter contre la chaleur de l’été à Tokyo. De la télévision accrochée au-dessus des fenêtres sortent rires et applaudissements d’une émission de variétés. Le coiffeur – un ancien apprenti sumotori originaire du département de Fukushima – refait les chonmage, la natte ramenée sur le haut du crâne des combattants, en les enduisant d’une pâte à base de colza.
Dans l’écurie Arashio, située dans une ruelle de l’arrondissement de Chuo, c’est la fin de la matinée et surtout l’heure du repas. « Les lutteurs sont debout depuis 5 h 30, explique l’hôtesse du lieu, l’okami-san, qui n’est autre que l’épouse du fondateur de l’écurie, l’ancien champion et désormais oyakata (chef d’écurie) Oyutaka Masachika. Ils se sont entraînés de 7 heures à 10 heures Et maintenant, ils préparent le repas. C’est riche car ils ingèrent en moyenne 5 000 kcal par jour. Les plus gradés mangent en premier. » Une fois les agapes terminées, chacun fera une sieste avant de profiter comme il l’entend du reste de la journée.
Les sumos, un corps d’élite
Ainsi va le quotidien des quatorze sumotoris de cette petite écurie de Tokyo, une parmi la quarantaine de heyas existant au Japon. Le plus haut gradé, Sokokurai, rikishi (lutteur) originaire de Mongolie intérieure (une région autonome du nord de la Chine), est le seul membre évoluant dans le makuuchi, la première division professionnelle. Il est donc le premier à s’installer à table, asseyant son 1,86 m et ses 134 kg sur un petit tabouret, les yeux rivés sur la télé. Les autres se joignent à lui peu à peu, prenant place à même le parquet ou sur des futons.
Sokokurai, de son vrai nom Enhetubuxin, a été recruté par l’oyakata alors que ce dernier effectuait une tournée en Chine en quête de combattants. « Je faisais de la lutte mongole, mais je connaissais le sumo japonais, notamment parce qu’Asashoryu était très populaire », raconte le rikishi, aujourd’hui au rang de maegashira (le niveau le plus faible du makuuchi). Asashoryu est un célèbre sumotori mongol qui a dominé le makuuchi de 2004 à 2009.
La discipline de fer dissuade les candidats
Arashio a été créé il y a quatorze ans. « Ici, c’est une écurie modeste, explique l’hôtesse. Au début, nous n’avions ni lieu ni argent. Du coup, l’atmosphère reste assez familiale. » Une visite dans les étages le confirme. Au rez-de-chaussée, c’est le dohyo (aire de combat) pour l’entraînement et ses symboles shinto, rappelant que le sumo est intimement lié à cette religion, la première au Japon. Au premier étage se trouve la salle de séjour au décor simple ; au deuxième le dortoir commun – seul Sokokurai a droit à une chambre à part du fait de son niveau – et au dernier, le logement de l’oyakata et de sa famille. Deux chats hantent les lieux, Mugi (« blé ») et Moru (« chat » en mongol).
La difficulté aujourd’hui reste le recrutement. « Les jeunes Japonais ne veulent plus faire de sumo, déplore l’okami-san. C’est pour ça que nous avons créé un site Internet. Nous expliquons différents points comme la vie après la carrière. » Lorsqu’ils quittent l’arène, nombreux sont les combattants qui ouvrent des bars ou des restaurants, souvent spécialisés dans le chankonabe, le plat traditionnel des sumos. D’autres fondent leur propre écurie ou se reconvertissent dans d’autres disciplines comme le catch.
C’est grâce au site Web d’Arashio que Tokkoreki, 30 ans, 1,75 m pour 112 kg et originaire de la préfecture d’Ishikawa, a trouvé l’écurie. « C’était le seul moyen d’entrer en contact avec ce monde », se rappelle cet ancien judoka, qui aspirait depuis tout petit à devenir sumo. « Je regardais les combats à la télé avec mon grand-père », confie-t-il. Hirose, 1,78 m pour 170 kg, natif de Tokushima, sur l’île de Shikoku, lui aussi en rêvait. Mais pour quitter le giron familial, il a dû affronter l’opposition de sa grand-mère. « J’ai pu venir car mes parents n’étaient pas contre. » En réalité, ils ne sont plus si nombreux à ambitionner de devenir sumo aujourd’hui. Car même si l’aura des rikishis est intacte et que ce sport reste très populaire, l’abnégation exigée par la vie en communauté, la discipline de fer et la dureté des entraînements dissuade de plus en plus de candidats.
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