Apprendre à vivre de son art sans se vendre
Apprendre à vivre de son art sans se vendre
Par Sophie Blitman
La question de l’insertion professionnelle est désormais intégrée aux programmes des écoles de beaux-arts. Loin d’inciter leurs étudiants à se conformer aux attentes du marché, elles leur apprennent à faire connaître leur travail.
Foire internationale d’art contemporain, à Paris, octobre 2013. | Luc Saint-Elie/Creative Commons
Un vertige. Voilà ce que ressentent certains étudiants en art au moment de quitter l’école. « Que va-t-on devenir ? Cette interrogation nous traverse presque tous. On sait qu’on va mordre la poussière, que certains vont abandonner et qu’il faut tenir bon », explique Nour Awada, diplômée en 2012 des Beaux-Arts de Paris, qui s’est lancée dans la sculpture, la vidéo et la performance. De fait, l’insertion professionnelle est loin d’être évidente pour les artistes plasticiens : la dernière enquête du ministère de la culture, publiée en décembre 2015, montre que trois ans après la sortie de l’école, un artiste sur cinq est en recherche d’emploi et plus d’un sur dix travaille hors du champ de son diplôme. Les revenus moyens s’établissant à 12 000 euros par an.
EXPOSITION DE NOUR AWADA
Durée : 03:07
Alors que cette question a longtemps été négligée, « depuis cinq ou six ans, les écoles d’art se trouvent face à une exigence de professionnalisation accrue, relève Emmanuel Tibloux, directeur des Beaux-Arts de Lyon et président de l’Association nationale des écoles supérieures d’art (Andéa). Si notre mission est de former des artistes, notre responsabilité est de leur donner accès à un champ professionnel ».
Sujet tabou
La plupart des écoles ont aujourd’hui mis en place des cours ou conférences consacrés à la professionnalisation. Animés par des intervenants extérieurs, ils dressent notamment un panorama du secteur et abordent les questions juridiques liées aux statuts d’artiste et de microentrepreneur. Pour les étudiants, c’est aussi l’occasion de glaner quelques conseils pratiques de la part de galeristes, critiques d’art et autres collectionneurs.
Malgré ces modules, beaucoup de diplômés ont le sentiment de n’avoir pas du tout été préparés à la sortie de l’école. Comme Justin Weiler, diplômé en 2016 des Beaux-Arts de Nantes. « Sur le plan plastique, on peut avoir tous les débats possibles, raconte-t-il. En revanche, l’insertion professionnelle est un sujet tabou : il y a cette idée qu’on va devenir des vendus si l’on veut gagner notre vie avec nos œuvres. » Le jeune peintre reconnaît cependant sa propre ambiguïté : « Les questions administratives ne m’intéressaient pas à l’école et, encore aujourd’hui, je fais tout pour ne pas m’en occuper. »« C’est un privilège de rester éloigné de la réalité pratique pendant nos études : cela nous donne une liberté assez formidable. On est dans une bulle d’insouciance qui permet de se construire en tant qu’artiste », assume Mathilde Denize, diplômée des Beaux-Arts de Paris, devenue peintre et sculptrice.
« L’intérêt de ces cours n’est pas toujours bien perçu par les étudiants pendant leur formation », constate Estelle Pagès, directrice des études d’arts plastiques à la Haute Ecole des arts du Rhin. Celle-ci fournit aux diplômés un « kit de départ » rassemblant des contrats-types, des listes de sites et d’associations… Dans tous les cas, les écoles restent présentes pour aider leurs anciens dans leurs démarches administratives. « Ils reviennent nous voir quand ils sont approchés par une galerie ou ont un projet d’exposition », confirme Rozenn Le Merrer, directrice de l’attractivité et du développement des Beaux-Arts de Nantes.
« Un marché délirant »
Mais au-delà de cet accompagnement, « il est hors de question de former les étudiants à se conformer à un marché à la fois volatil et délirant, qui laisse quantité d’artistes très estimables sur le carreau, affirme Didier Semin, responsable des études aux Beaux-Arts de Paris. Nous nous attachons à former des artistes qui savent mettre en forme leur intuition ».
Si elles se concentrent sur la dimension artistique, les écoles demandent aussi aux élèves de savoir présenter leur travail et leur démarche. « Ils apprennent à développer une parole d’artiste, aux antipodes d’une parole commerciale », insiste Emmanuel Tibloux. Plus appliqués, les Arts décoratifs proposent depuis cette année un cours sur la communication de projet. « Le travail artistique reste évidemment central, mais nous voulons renforcer cette dimension, indique le directeur des études, Emmanuel Fessy. Il s’agit aussi de mettre en garde les jeunes artistes contre la tentation de montrer trop vite ce qu’ils font, notamment via les réseaux sociaux. »
Réalisation de projets, soutenances, expositions… Tout au long de leur formation, les élèves sont confrontés au regard critique de leurs enseignants, eux-mêmes artistes, et des professionnels qui gravitent autour de l’école. « Il faut sans cesse défendre son travail et il est fréquent de se faire démolir. C’est parfois très dur », confie Mathilde Fernandez. Aujourd’hui musicienne, elle parle de la Villa Arson, à Nice, où elle a étudié, comme d’une « école de la vie ». Aux Beaux-Arts de Paris, c’est même une revendication : « Les étudiants doivent s’endurcir un peu », justifie Didier Semin, pour qui « la débrouillardise fait partie de l’esprit de l’école. En arrivant, les étudiants doivent se faire accepter par un chef d’atelier. C’est un véritable parcours du combattant ».
Rencontres informelles
Ce rite d’initiation reflète l’idée qu’en matière d’art, la part de l’humain est fondamentale. Chaque étudiant construit son réseau au gré de ses affinités. « La directrice du centre d’art La Galerie, à Noisy-le-Sec [Seine-Saint-Denis], Emilie Renard, m’avait vue lors d’un workshop à l’école, témoigne la vidéaste Lola Gonzàlez, sortie des Beaux-Arts de Lyon en 2012. Elle m’a recontactée pour voir mon travail et m’a proposé une exposition. Parallèlement, j’ai eu l’honneur d’avoir le critique Guillaume Désanges dans mon jury de diplôme. Sachant qu’il avait apprécié mon travail, j’ai eu le culot de le contacter par la suite. » Qu’il s’agisse ainsi d’une soutenance, d’échanges au sein des ateliers, d’une discussion après une conférence ou autour d’un verre dans un vernissage, les écoles offrent « un environnement favorable aux rencontres, formelles ou informelles, insiste Rozenn Le Merrer, à Nantes. Aux étudiants, ensuite, de saisir les opportunités ».
Un dossier spécial et un Salon étudiant pour choisir sa formation artistique
Retrouvez notre dossier spécial consacré aux formations artistiques, publié progressivement sur Le Monde.fr (rubrique Ecoles d’arts) et dans un supplément à paraître dans Le Monde daté de jeudi 1er décembre, avec des analyses, des reportages dans les écoles ainsi que des témoignages d’étudiants.
Des informations à compléter lors du Salon des formations artistiques, organisé par Le Monde et Télérama, qui se tiendra les 3 et 4 décembre à Paris, grâce aux conférences et aux ateliers, et en rencontrant des responsables et des étudiants des nombreuses écoles représentées. Entrée gratuite, préinscription recommandée.