Alep : « La présence de ces civils n’a jamais dissuadé le régime de bombarder aveuglément la ville »
Alep : « La présence de ces civils n’a jamais dissuadé le régime de bombarder aveuglément la ville »
Notre correspondant régional à Beyrouth, Benjamin Barthe, analyse la situation dans la ville-symbole de l’insurrection syrienne.
Alep, le 28 novembre 2016. | GEORGE OURFALIAN / AFP
Depuis quelques semaines, les bombardements se sont intensifiés sur Alep, épicentre de la guerre en Syrie divisée en deux depuis 2012 entre quartiers loyalistes à l’ouest et faubourgs rebelles à l’est. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), plus de 50 000 personnes ont été déplacées au cours des derniers jours. Mais des milliers d’habitants sont toujours pris au piège dans les quartiers insurgés de la ville. Le point sur la situation avec Benjamin Barthe, correspondant régional du Monde à Beyrouth.
Clem : D’après votre connaissance de la situation actuelle à Alep, quelles sont aujourd’hui les voies de sorties possibles pour cette ville et son futur ?
Benjamin Barthe : Les plans de sortie de crise risquent d’attendre. Le scénario le plus probable, en l’état actuel des choses, c’est un effondrement, à brève échéance – entre quelques jours et quelques semaines – de la rébellion, et une reconquête par les forces loyalistes de la dernière portion de la ville que les insurgés tiennent encore, dans le sud-est. Entre samedi et lundi dernier, les troupes pro-Assad ont regagné 40 % du secteur rebelle, dans le nord-est. Leurs efforts se concentrent désormais sur le sud. L’insurrection à Alep vit ses derniers jours. Cela redonnera-t-il à la ville une stabilité ? Non, à moins de considérer que d’un champ de ruines jonché de cadavres puisse émerger de la stabilité.
HL : Qui empêche les civils de quitter les zones de bombardement ?
C’est une question qui revient en boucle et qui trahit une forme d’incompréhension du conflit. Premièrement, depuis l’entrée des rebelles dans Alep-Est à l’été 2012, des centaines de milliers de personnes ont fui ces quartiers. Ceux qui avaient peur des bombardements du régime, ceux qui avaient de l’argent et qui pouvaient se permettre de recommencer une ville ailleurs, et ceux aussi qui ne partageaient pas le credo anti-Assad des rebelles, qui craignaient d’être pris pour cible par les nouveaux maîtres de l’est d’Alep et qui parfois l’ont été.
Un nouveau chapitre s’ouvre en juillet 2016, lorsque les forces pro-Assad parachèvent l’encerclement de la ville. A deux reprises, la Russie et le régime proclament un cessez-le-feu et offrent aux civils qui le veulent de quitter l’Est par des corridors protégés. Personne ou presque n’emprunte ces corridors. Pourquoi ? Les raisons sont à coup sûr très diverses et faute de pouvoir mettre le pied dans Alep est, il est difficile de savoir quel est le facteur dominant. Une partie des habitants d’Alep-Est redoute, non sans raison, d’être appréhendée par les services de renseignement syriens s’ils mettent le pied à l’ouest. Des craintes que semblent confirmer les rumeurs insistantes d’arrestations de centaines de déplacés. Le régime a toujours refusé de confier l’évacuation des civils à un organisme tiers, neutre, comme les Nations unies (ONU).
Autre raison : beaucoup d’habitants n’ont plus d’argent, plus la force d’entreprendre ce trajet et savent que dans la région voisine d’Idlib, où ils pourraient se réinstaller, les avions russes et syriens sèment autant la mort et le chaos qu’à Alep. Mourir pour mourir, ils préfèrent que cela soit dans leur maison.
Des rebelles empêchent-ils des habitants de partir, pour mieux s’en servir de boucliers ? D’après Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU, c’est arrivé à plusieurs reprises. La rébellion à Alep n’est pas une entité homogène. Il y a des groupes plus radicaux et moins scrupuleux que d’autres. Reconnaissons une chose : la présence de ces civils n’a jamais dissuadé le régime de bombarder aveuglément la ville. Le massacre hier matin de 45 Alépins, qui tentaient justement de fuir vers l’ouest, sous un barrage d’obus attribué à l’artillerie gouvernemental, le prouve encore une fois.
Mimile2000 : Est-il exact que les rebelles qui tiennent Alep-Est empêchent la population de quitter la zone ? Dans ce cas-là, ne vaudrait-il pas mieux que la ville tombe le plus rapidement possible, même si l’idée que cela puisse conforter Al-Assad déplaît fortement à la coalition ? Ne s’agit-il pas avant tout d’arrêter le massacre ?
Pour éviter le massacre, il aurait fallu que soient mis en place des corridors humanitaires protégés, supervisés par les Nations unies, permettant le ravitaillement des civils désireux de rester et l’évacuation en toute sécurité de ceux qui veulent partir. Le régime syrien a toujours refusé cela. Il a mis en œuvre une stratégie contre-insurrectionnelle classique, qui consiste, faute de pouvoir neutraliser directement les rebelles, à les couper de leur base, en encerclant, affamant et bombardant la population autour d’eux. Assécher l’étang, faute de pouvoir attraper les poissons, si vous voulez. Autrement dit, le régime a toujours délibérément visé les civils. On peut s’inquiéter et dénoncer aujourd’hui le fait que certains rebelles, à certains moments, aient empêché des civils de sortir d’Alep. Mais depuis cinq ans, le régime syrien n’a jamais manifesté à leur égard la moindre considération, c’est un euphémisme…
Reyzzah : Comment se fait-il que l’armée de Bachar Al-Assad ne soit pas venue à bout des rebelles au vu du rapport de force qui semble tout de même pencher du côté russo-syrien ?
Le rapport de forces, d’un point de vue strictement militaire, a presque toujours été favorable au régime. Il l’est encore plus depuis que l’aviation russe est venue à son secours en septembre 2015 et que des supplétifs chiites étrangers ont afflué du Liban, d’Irak, d’Iran ou d’Afghanistan. Si cet avantage a mis du temps à se traduire sur le terrain, c’est en raison de la désorganisation de cette armée pro-Bachar, très hétéroclite, et de la détermination du camp d’en face, de son excellente connaissance du terrain, des ravitaillements réguliers en armes qui lui parviennent de Turquie et du fait qu’elle compte dans ses rangs une partie de djihadistes, rompus au combat, et qui ne craignent pas la mort. Mais depuis quelques mois, le camp progouvernemental progresse et la chute programmée d’Alep risque de porter un coup très dur, possiblement fatal, à la rébellion.
Marg : A-ton une idée de la façon dont la vie quotidienne se passe dans les quartiers loyalistes ? La famine et les bombardements sont-ils aussi présents ? Est-ce que des familles de personnes réfugiées en Europe pourraient être inquiétées par le régime pour la simple raison que ces personnes ont demandé l’asile dans un autre pays (donc contre leur propre pays) ?
La situation y est difficile, mais à un degré nettement moins dramatique qu’à l’est. On y mange mal, mais on mange malgré tout, alors que les étals de l’Est sont totalement vides et que les stocks de nourriture des ONG ont été épuisés. Il y a des morts régulièrement, dus à des tirs rebelles, de mortiers ou de roquettes, mais ils se comptent par dizaines tout au plus chaque semaine, non par centaines, comme c’est le cas à l’est.
Malgré tout, le fait que les groupes armés n’aient jamais compris que leurs tirs sur l’Ouest constituent des crimes de guerre et qu’ils entachent leur cause témoigne des limites de leur mouvement, et explique en partie son échec. Les rebelles, souvent venus des campagnes du nord d’Alep, n’ont jamais su rallier le soutien de l’ouest de la ville, plus bourgeois.
Blasé : Le sort des populations d’Alep est-il si différent de celui des habitants de Mossoul ?
Le Monde écrit beaucoup sur Alep et beaucoup sur Mossoul car ces deux villes sont le théâtre d’événements très importants, susceptibles de marquer des tournants, chacun à leur manière. Tournant dans la lutte contre l’organisation Etat islamique à Mossoul, tournant pour l’insurrection anti-Assad à Alep. Nous écrirons beaucoup sur Rakka, le jour où un assaut sera donné contre cette ville ou qu’il s’y produira des événements importants. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Pour ce qui est du sort des civils à Alep et Mossoul, je crois qu’ils sont beaucoup mieux lotis dans la seconde. La coalition anti-EI à Mossoul, conduite sur le terrain par l’armée irakienne et dans les airs par l’aviation américaine, porte une attention beaucoup plus grande au sort des civils que l’armée syrienne et l’aviation russe à Alep. Il y a des pertes civiles, incontestablement, à Mossoul, mais pas de l’ampleur constatée à Alep. Il y a peut-être une raison à cela : les forces qui attaquent Mossoul, sur le terrain, sont exclusivement irakiennes, sunnites ou chiites, arabes ou kurdes, mais irakiennes. A Alep, la situation est très différente. Dans les rangs des assaillants, on trouve des milliers de miliciens étrangers (des Libanais, des Iraniens, des Irakiens, des Afghans), payés pour faire la guerre, et qui sont naturellement moins enclins à sympathiser avec les souffrances des locaux.
Vieil Ours : Beyrouth est bien loin d’Alep. Où se trouve la réalité dans ce que vous décrivez ? Sur quelles sources vous appuyez-vous ?
C’est une question à laquelle on se confronte tous les jours. Nous ne pouvons pas nous rendre sur place. Le régime syrien ne nous donne pas de visa pour aller à Alep-Ouest, en dépit de demandes répétées. Et les risques d’enlèvement et de bombardement nous empêchent de nous rendre à Alep-Est. Comme la presque totalité des journalistes, nous pratiquons donc une couverture à distance, qui est loin d’être idéale, mais qui est la seule possible actuellement.
Cette couverture par défaut passe par l’entretien d’un réseau de sources aussi variées que possible, que l’on consulte à intervalles réguliers par l’entremise de Skype ou de WhatsApp, que l’on rencontre lorsque c’est possible, à Beyrouth ou à Gaziantep, en Turquie. Les vidéos tournées sur place nous aident beaucoup aussi, même si le risque de manipulation existe. Et les agences de presse ont aussi des correspondants sur place, des Syriens, comme par exemple Karam Al-Masri qui travaille pour l’AFP à Alep-Est et qui accomplit un travail remarquable, dans des conditions quasi-apocalyptiques. Son courage et celui de ses collègues sont à souligner.
Niklas : Peut-on considérer les « casques blancs » comme une source fiable sur la situation à Alep ? Nombreux sont ceux qui mettent en effet en doute leur impartialité, du fait des sommes importantes qu’ils reçoivent de la part des pays Occidentaux.
Nous jugeons au cas par cas. Mais le fait de recevoir de l’argent des Occidentaux ne m’apparaît pas être un facteur automatiquement disqualifiant. Devrait-on, comme le voudrait la droite israélienne, ignorer les rapports des ONG qui critiquent l’occupation des territoires palestiniens, au motif qu’elles sont financées par l’Union européenne ? A ce rythme on n’écouterait plus grand monde. L’un des principaux argentiers des casques blancs est l’USAID, l’agence de développement américaine. Or sur Alep, la politique américaine n’est pas véritablement va-t-en guerre. Il y a des protestations contre l’action des Russes et du régime, mais ça ne va pas plus loin. Dans les faits, l’administration Obama a déjà entériné la reprise de la ville par les forces pro-Damas. Des observateurs plus cyniques que moi diraient qu’elle l’a même souhaitée.