Encadrées par les autorités, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Moscou pour demander des élections libres, le 10 août. / Alexander Zemlianichenko / AP

Ni la pluie, ni les nombreux départs en vacances du mois d’août, ni surtout la répression des autorités n’ont eu raison de la contestation contre le pouvoir qui secoue Moscou depuis près d’un mois. Samedi 10 août, une nouvelle manifestation « pour des élections libres » a réuni le chiffre record de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le centre de la capitale russe.

Selon le comptage de l’ONG spécialisée « Compteur blanc », réputée pour son sérieux, ce sont même 49 900 personnes qui étaient présentes sur l’avenue Sakharov. Ce comptage était d’autant plus aisé que la manifestation avait été autorisée et que les protestataires devaient passer en rang par des portiques. La police assure de son côté avoir recensé 20 000 manifestants, soit le même chiffre que lors du rassemblement du 20 juillet, alors que l’avenue Sakharov était alors bien moins remplie.

Le centre de Moscou avait à nouveau été transformé en camp retranché, avec des cordons de forces antiémeutes positionnés dans chaque rue pour éviter que des participants au rassemblement ne se dispersent dans la ville. In fine, de petits groupes ont de fait commencé à défiler en scandant des slogans hostiles au pouvoir, donnant lieu aux scènes désormais rituelles d’arrestations musclées.

Contre toute attente, ce rassemblement constitue donc le plus important depuis le début du mouvement. La mobilisation dépasse également de loin ce qui avait été observé il y a un an lors des rassemblements contre la réforme des retraites, et elle est désormais comparable avec le mouvement de 2011-2012 contre les fraudes aux législatives et le retour de Vladimir Poutine au Kremlin. D’autres rassemblements se déroulaient également en province, où plusieurs dizaines d’arrestations ont eu lieu.

Les manifestants réclament l’autorisation des candidats d’opposition. / MAXIM SHEMETOV / REUTERS

Rejet des candidats d’opposition

Ce mouvement de contestation a démarré après le rejet, pour des prétextes douteux, d’une soixantaine de candidats indépendants aux élections locales du 8 septembre. Ces candidats, issus du camp libéral ou alliés de l’opposant Alexeï Navalny, paraissaient en mesure de mettre en difficulté les représentants du pouvoir. A travers toute la Russie, ce sont des centaines de candidats d’opposition qui ont été bloqués de la même façon, accusés de falsifications ou refusés pour des vices de forme.

Malgré le caractère très local de ces scrutins de septembre, cette interdiction a choqué de nombreux Russes, qui y voient un déni de démocratie et un raidissement du pouvoir face à la moindre tentative de contester son monopole.

De nombreuses personnalités qui étaient restées jusqu’à présent silencieuses, notamment dans le monde la musique, ont appelé ces derniers jours à se joindre au mouvement, contribuant à sa popularité. A l’inverse, la mairie de Moscou organisait ce samedi, au pied levé, un festival de musique gratuit, espérant comme la semaine passée attirer la frange la plus jeune des éventuels manifestants. Près de la moitié des artistes annoncés se sont toutefois désistés, soit en appelant explicitement à manifester, soit en faisant part de problèmes « éthiques ».

Répression du mouvement et intimidation

Après avoir tergiversé face à cette crise, les autorités ont choisi il y a environ deux semaines la manière forte. Outre les violences policières constatées chaque samedi et les arrestations massives de manifestants pacifiques, pour la plupart rapidement relâchés, c’est dans l’arrière-salle des tribunaux que se joue la répression du mouvement, et l’intimidation de ceux qui seraient tentés de le rejoindre.

Tous les candidats interdits, transformés en meneurs de facto de la contestation, sont ainsi emprisonnés, condamnés à des peines administratives allant jusqu’à trente jours de détention pour participation ou appel à des manifestations interdites. La dernière des candidates en liberté, Lioubov Sobol, qui conduit une grève de la faim depuis le 13 juillet, a été interpellée dans la matinée de samedi.

Quant à Alexeï Navalny, le dirigeant de l’opposition qui est aussi en prison pour trente jours, son « Fonds de lutte contre la corruption », dont les vidéos dévoilant la corruption des élites russes cumulent des dizaines de millions de vues sur YouTube, est dans le viseur de la justice, qui a déjà gelé les comptes de l’organisation. Cette enquête pour « blanchiment d’argent » est intervenue au lendemain d’une nouvelle investigation du Fonds sur la numéro deux de la mairie de Moscou, accusée d’avoir mis la main sur des biens immobiliers publics d’une valeur de 94 millions d’euros.

Enquête pénale pour « troubles massifs à l’ordre public »

Surtout, l’ouverture d’une enquête pénale pour « troubles massifs à l’ordre public » a permis des arrestations de simples manifestants ces derniers jours et des dizaines de perquisitions. Treize personnes, qui semblent pour l’essentiel avoir été choisies de façon aléatoire, sont pour l’instant détenues pour ce motif et risquent jusqu’à quinze ans de prison. Parmi elles, un homme qui avait été filmé le 3 août en train de faire mine de relever la visière d’un policier antiémeute. Pour le reste, les juges ne présentent aucune preuve de la participation des personnes arrêtées à de quelconques actions violentes. Cette semaine, le parquet a aussi demandé le retrait de ses droits parentaux à un couple ayant manifesté avec son enfant.

« Les autorités savent se montrer flexibles tant que les demandes de la société civile ne concernent pas des sujets politiques », écrivait cette semaine Alexandre Baounov, du Centre Carnegie à Moscou :

« Mais pour Vladimir Poutine, les élections sont quasiment devenues des questions de sécurité nationale. (…) C’est le gouvernement lui-même qui a choisi l’escalade. Il a choisi de répondre par la violence à des manifestations pacifiques, comme si une révolution menaçait. Son message est : “Vous voulez la révolution ? Nous sommes prêts, battons-nous !” »

Cette stratégie montre toutefois ses limites, en témoigne la mobilisation massive de ce 10 août. De très localisé, l’enjeu est devenu national, et les manifestants de l’avenue Sakharov n’exigent désormais plus seulement le droit de voter pour le candidat de leur choix, mais aussi la libération des « prisonniers politiques » et le départ de Vladimir Poutine, au pouvoir depuis vingt ans.