TV : « Lucky Luke, la fabrique du western européen »
TV : « Lucky Luke, la fabrique du western européen »
Par Frédéric Potet
Notre choix du week-end. Une incursion alerte dans l’univers, plus complexe qu’il n’y paraît, du dessinateur Morris (dimanche 18, à 17 h 35, sur Arte)
Dessins de Jolly Jumper, le cheval de Lucky Luke. | © Label Image
Les histoires de Lucky Luke – 79 albums à ce jour, série en cours puisque le personnage a été repris par d’autres auteurs après la mort de son créateur, Morris, en 2001 – se sont vendues à 300 millions d’exemplaires. C’est plus que Tintin (230 millions) et moins qu’Astérix (360 millions), mais peu importe – la valeur d’une œuvre littéraire ne se mesure pas à l’aune de ses succès en librairie.
On ne résumera pas les aventures de l’« homme qui tire plus vite que son ombre » à un florilège de clichés sur le Far West et d’onomatopées. Saga phare de la BD franco-belge née il y a soixante-dix ans, Lucky Luke est une série plus riche qu’il n’y paraît : telle est la démonstration de Guillaume Podrovnik dans ce documentaire aussi irréprochable que le trait de Morris.
Séjour fondateur aux Etats-Unis en 1948
Rien, de fait, n’a été oublié : ni l’influence des films muets de Joë Hamman (pionnier du western européen) sur le dessinateur, ni son séjour fondateur aux Etats-Unis en 1948 sous l’aile de son maître Jijé, encore moins sa rencontre avec René Goscinny, qui scénarisera la série entre 1955 et 1978, et à qui Morris « interdira » de faire des jeux de mots afin de privilégier le comique de situation. Maurice de Bevere – son vrai nom – rêvait de faire du dessin animé ; faute d’employeur, il s’est rabattu sur la bande dessinée, un art plus économe en moyens, mais pas en discipline.
Le premier Lucky Luke, en 1946. | © Label Image
Mêlant l’épure à la géométrie, son esthétique fut pensée dans le seul but de servir la mise en scène. Il simplifia l’usage des couleurs dans la BD, comprit l’intérêt narratif qu’il y avait à faire parler Jolly Jumper et codifia les émotions de ses personnages à travers un accessoire aussi basique qu’un chapeau (lancé en l’air ou jeté par terre selon qu’on veut manifester sa joie ou sa colère). Morris fit également entrer la caricature dans le 9e art en croquant tout ce que le cinéma produisait alors de trognes de desperados. Avec Goscinny, il fit de la parodie le terrain de prédilection de l’âge d’or de la bande dessinée.
Composer avec les forces bien-pensantes de l’époque
Comme le souligne le film de Guillaume Podrovnik, Morris eut aussi à composer avec les forces bien-pensantes de l’époque et avec la censure qui pesait sur la littérature de jeunesse. Celle-ci fit remplacer par un biberon le revolver que le jeune Billy the Kid suçait goulûment dans son landau. Morris conserva une profonde amertume de cette période, allant jusqu’à détourner son propre personnage dans un fanzine – où l’on voit Lucky Luke embrasser sur la bouche une danseuse de saloon et tuer pour de vrai un shérif. Une « parodie de parodie » que le documentaire d’Arte n’oublie pas de montrer, un peu trop furtivement cependant.
Lucky Luke, la fabrique du western européen, de Guillaume Podrovnik (Fr., 2016, 52 min).