A l’école des futurs écrivains
A l’école des futurs écrivains
Nombreux aux Etats-Unis, les cursus de création littéraire sont arrivés en France. Ces formations universitaires démythifient l’écriture dans un pays où le cliché de l’auteur solitaire perdure.
« Vous avez vu Gerry de Gus Van Sant ? » Ce matin, dans un petit café des Lilas (Seine-Saint-Denis), Lionel Ruffel, coresponsable du master de création littéraire de l’université Paris-VIII, s’entretient avec une de ses étudiantes de M2 dont il suit le projet.
« Dans ce film, deux amis marchent dans le désert, poursuit-il. On voit bien comment le fantastique peut jouer sur peu de chose, naître du quotidien. Cela pourrait vous intéresser pour votre texte. » Le professeur de littérature comparée est également venu avec un exemplaire du Spleen de Paris de Charles Baudelaire et invite son élève à lire le poème Les Foules.
Aux Etats-Unis, la scène n’aurait rien d’exceptionnel : les cours de creative writing y sont nombreux. Mais, en France, les cursus visant à former de futurs écrivains se comptent sur les doigts d’une main. Parmi ceux-ci Paris-VIII donc, mais aussi un master à l’université de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), Toulouse-Jean-Jaurès ou encore celui de l’université du Havre (Seine-Maritime), cohabilité par l’université et une école d’art.
« Sortir du placard »
Créé en 2012, le master de création littéraire du Havre est le premier à voir le jour. Un acte de naissance tardif. Et pour cause : en France, on a encore du mal à envisager que le métier d’écrivain puisse s’apprendre, « alors qu’on apprend bien la sculpture ou la photographie », souligne Laure Limongi, responsable de la formation.
Lionel Ruffel y voit une évolution historique malheureuse : « Au XVIe siècle, que l’écriture soit une pratique artistique collective n’aurait choqué personne. Mais, au tournant des XVIIIe-XIXe siècles, avec la fin du mécénat, l’image de l’écrivain se réinvente : il devient autonome et, donc, un être solitaire. »
Laure Limongi met fin à un autre cliché : « Nous n’accueillons pas des “enfants sauvages” de l’écriture que nous allons transformer en auteur », prévient-elle. Les étudiants retenus ici ont tous des aspirations littéraires préalables. Le master leur permet de « sortir du placard », sourit Lionel Ruffel.
De la simple sphère privée, l’ambition d’écrire s’affirme dans l’espace public. Une démarche confirmée par Guillaume Sorensen, en M1 au Havre : « Pour la première fois, notre projet artistique est pris au sérieux. » Aux cours s’ajoutent des entretiens individuels sur le projet de chacun. Les enseignants sont eux-mêmes souvent écrivains, telles Olivia Rosenthal, cofondatrice du master de Paris-VIII, ou Christine Montalbetti, de l’université de Seine-Saint-Denis également.
Désacraliser l’écriture
Laure Limongi, elle, se partage entre son travail de romancière et celui d’éditrice. « Nous sommes des praticiens, résume Lionel Ruffel. Quand nous parlons à un étudiant de son texte, il a en tête que nous nous sommes posé les mêmes questions avant lui. »
Peu à peu, en deux ans, des écrits d’envergure émergent, les idées préconçues tombent. « En arrivant au Havre, j’avais des intuitions pour mon roman mais pas de trame. Elle s’est révélée au cours de ces deux ans, raconte Lucie Desaubliaux, ancienne étudiante du master. J’ai aussi compris que l’écriture n’était pas quelque chose de sacré. Qu’il fallait la manipuler, la tordre. Trois pages peuvent servir à écrire une seule phrase… »
Si la formation démythifie la pratique, elle ne leurre pas les étudiants sur les réalités du secteur. Elève de M1 à Saint-Denis, Lucie Rico se souvient encore d’un de ses premiers cours de l’année intitulé « Pourquoi vous ne gagnerez pas votre vie en étant écrivain ». « C’est un peu dur de commencer comme ça, admet la jeune femme, mais cela oblige chacun à s’interroger sur ses motivations. »
Au cours de ces deux ans, les étudiants sont d’ailleurs invités à regarder un peu plus loin que la plume de leur stylo. « Le système a changé et le nombre d’acteurs a augmenté. Nous les faisons aussi travailler sur la littérature “hors livre” », souligne Lionel Ruffel. Emplois dans la médiation, l’animation, l’édition, mais aussi recherche de résidences ou d’aides à l’écriture…
Les étudiants sont sensibilisés aux différentes façons de gagner leur vie. « On ne nous ment pas sur l’état du monde littéraire, confirme Guillaume Sorensen. On nous donne des pistes pour créer notre propre job. »
Sans perdre de vue, bien sûr, l’espoir d’être publié. Ancienne du master de Paris-VIII, Elitza Gueorguieva a réussi à tirer son épingle du jeu lors de la dernière rentrée de septembre avec Les cosmonautes ne font que passer (éd. Verticales). Quant à Lucie Desaubliaux, La nuit sera belle, son premier roman, paraîtra au printemps chez Actes Sud.
A quoi bon faire un master de création littéraire si on ne croit pas aux belles histoires… a fortiori la sienne ?
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