Dégoûtée de la « politique spectacle », Liliane n’ira pas voter à la présidentielle
Dégoûtée de la « politique spectacle », Liliane n’ira pas voter à la présidentielle
Par Elvire Camus (Envoyée spéciale à Marseille)
Pour la première fois cette année, cette retraitée ne votera pas, amère de voir l’élection transformée en « concours de Miss France », au détriment des « vrais problèmes ».
Liliane dans sa résidence de Marseille. | Le Monde / Elvire Camus
« Le premier septennat de Mitterrand. » Liliane V. n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour se rappeler la dernière fois qu’elle a « voté pour ». C’était en 1981. Son visage s’éclaircit l’espace d’un instant : « On était encore dans la vraie politique, on parlait de projets, il avait une vision pour la France », se souvient-elle, 36 ans après, assise sur le canapé d’angle de son appartement en rez-de-chaussée.
Quand cette retraitée marseillaise, qui a « toujours » voté à gauche, a choisi François Hollande en 2012, c’était « sans conviction ». Et ça ne l’a pas empêchée d’être profondément déçue par un quinquennat qu’elle qualifie « de droite ». « Je me doutais bien qu’il allait être le candidat du changement dans la continuité, mais j’attendais au moins quelques mesures sociales, des miettes », dit-elle en faisant mine de ramasser des restes imaginaires sur la table basse. Alors, cette année on ne l’y reprendra plus : pour la première fois, elle n’ira pas voter du tout.
A 65 ans, Liliane V. est décidée à ne plus entretenir le « système » de la « politique spectacle ». « Que ce soit Fillon qui nous fait du de Gaulle, Macron qui a des incantations théâtrales ou Mélenchon avec ses hologrammes. Ça devient ridicule, s’énerve-t-elle. Le débat était pitoyable. Chacun déroule son truc, on aurait dit le concours de Miss France. » Le tout au détriment des « vrais problèmes de la France » : le pouvoir d’achat, le chômage de masse, voilà à quoi devraient s’atteler les politiques, selon cette ancienne cadre de la SNCF, qui voit son niveau de vie diminuer depuis des années. « C’est secondaire par rapport à ceux qui gagnent le smic, mais nous, tous les ans, on partait une semaine au ski. Ça fait bien cinq ans que c’est terminé. C’est ou les vacances d’été, ou les vacances d’hiver. » Et même après que son fils a quitté le domicile, ses finances ne se sont pas améliorées : « Je ne mets pas plus d’argent de côté ».
« Les impôts laminent les classes moyennes »
A travers la baie vitrée de la pièce à vivre qui donne sur un petit balcon, la végétation est abondante. « C’est un des derniers coins de campagne de Marseille », dit-elle à propos du quartier résidentiel tranquille où elle vit depuis la fin des années 1970. « Mais même ici ça devient de plus en plus bétonné… » Elle attend avec impatience le moment où son mari fonctionnaire sera lui aussi à la retraite. Ils pourront alors se rapprocher d’Aix-en-Provence, où vivent son fils et ses deux petits-fils. Ceux dont les portraits trônent sur une table du salon. Et puis elle ne tient pas vraiment à rester à Marseille, ville où elle est née : « Les impôts locaux ont explosé. » Comme ses impôts tout court, qui « laminent les classes moyennes » : « On commence un peu à en avoir assez de payer pour tout le monde. »
D’autant qu’elle constate, dans le même temps, avec amertume le délitement des services publics. Lorsqu’elle entend que certains candidats veulent réduire le nombre de fonctionnaires, elle bondit. « Mais enfin, c’est pas sérieux ! Il manque du monde partout. Allez aux urgences : les gens sont débordés ! » Sans parler du facteur qui ne passe plus tous les jours, des commissariats de quartier qui ferment les uns après les autres. Un détecteur de mouvement est installé sur l’un des montants du balcon. Volets en fer, porte blindée, alarmes et grilles aux fenêtres : la panoplie leur a coûté 10 000 euros. Depuis 2008, Liliane V. et son mari ont été cambriolés trois fois. La police, « on ne la voit plus ».
Le « non-vote » de Liliane V. est celui d’un « ras-le-bol, de colère », contre « les petits incidents qui pourrissent la vie des gens au quotidien ». Une colère que ses proches partagent mais qu’ils comptent, eux, transformer en bulletin Front national. « Ils se disent : peu importe ce qui se passera, on met un gros coup de pied dans la fourmilière et peut-être qu’ils vont réagir. Peut-être… » A titre personnel, elle n’en est pas convaincue. Elle a « vraiment du mal avec le Front national ». Même si « Marine Le Pen n’est pas son père » et que depuis l’arrivée de Florian Philippot, le parti mène une politique « de gauche ». Liliane V. partage d’ailleurs certaines propositions du Front national. En particulier sur l’Union européenne et l’euro, qu’elle juge « catastrophiques ». « Je suis convaincue que tous nos problèmes viennent de là. On nous a servi l’Europe comme quelque chose de bénéfique, qui nous apporterait beaucoup. Mais ça nous a apporté que de la misère. On n’a plus de frontières, on n’est plus maître de notre politique et les financiers ont pris le pouvoir. »
Ce point d’accord ne suffira toutefois pas à lui faire sauter le pas du Front national pour la présidentielle : une fois élue, pourquoi Marine Le Pen tiendrait-elle plus ses promesses que les autres « gros candidats » ? Liliane V. pense cependant avoir sa carte à jouer aux législatives. « Là, j’irai voter. » Se référant aux récents sondages, elle passe en revue les deux candidats pour l’instant qualifiés au second tour. Si Emmanuel Macron l’emporte, elle soutiendra le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, « pour faire exister une vraie opposition » à l’Assemblée. En cas de victoire de Marine Le Pen, elle attend de voir si elle tient sa promesse de renégocier, dès son élection, les pouvoirs délégués à l’UE. Si elle le fait, « je lui donnerai une majorité ». « Quoi qu’il arrive, si on veut que ça change, il va falloir prendre des risques. »
Journée spéciale abstention sur Le Monde.fr
Jeudi 30 mars, Le Monde.fr vous propose de revenir sur les raisons de cette abstention avec des reportages, des témoignages, des éclairages et l’analyse d’intervenants extérieurs à la rédaction. Voici les grands rendez-vous de la journée :
- à 11 h 30 : Les spécificités de l’abstention à la présidentielle, tchat avec Brice Teinturier, directeur général de l’institut de sondages Ipsos ;
- à 14 h 30 : Pourquoi les jeunes s’abstiennent-ils massivement ? Facebook Live avec Céline Braconnier, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye ;
- à 16 h 30 : Reconnaissance du vote blanc, du vote par notation… Comment voter autrement ?, tchat avec Martial Foucault, directeur du Cevipof.
Nous avons également invité Antoine Peillon, journaliste et auteur de Voter, c’est abdiquer (éditions Don Quichotte, 2017), qui nous parlera des militants de l’abstention active, ceux qui revendiquent de ne pas aller voter, et des possibilités de faire de la politique autrement.