« Non, ce que vos données décrivent, ce n’est pas vous »
« Non, ce que vos données décrivent, ce n’est pas vous »
Par Damien Leloup
Entretien avec Michael Keller, auteur de la bande dessinée « Dans l’ombre de la peur, le big data et nous ».
Michael Keller est journaliste, spécialiste des nouvelles technologies. Il a publié en France ce 14 mars la bande dessinée Dans l’ombre de la peur, le big data et nous, dessinée par Josh Neufeld, qui explore la collecte de nos données personnelles par les entreprises de la Silicon Valley.
Comment est née l’idée de cette bande dessinée ?
C’est un projet qui a débuté en 2013. Après les révélations d’Edward Snowden, la vie privée était vraiment un sujet majeur, mais les discussions sur ce thème étaient très frustrantes, la plupart des personnes pensaient simplement qu’elles n’avaient rien à cacher.
Avec le dessinateur Josh Neufeld, nous avons voulu faire ce livre pour essayer d’élever le niveau du débat. Les questions de vie privée, de données, ont une part importante de jargon, ce qui nuit à la compréhension. On voulait faire un projet qui soit accessible, et qui permette à tout un chacun de remettre en question les conditions d’utilisation que nous signons tous sans les lire, et qui font partie de notre vie.
Pourtant, votre BD parle beaucoup de l’exploitation commerciale de nos données, mais très peu, finalement, des services de renseignement et des révélations d’Edward Snowden.
Effectivement, nous nous sommes concentrés sur les aspects légaux. Quand nous avons commencé à appeler des professeurs de droit, ils nous ont tous dit qu’il était possible de faire beaucoup de choses, mais que ce qui manquait, c’était la volonté politique. A partir du moment où les gens donnent leurs données volontairement, c’est beaucoup plus dur de lutter contre cette activité.
Pour beaucoup d’utilisateurs, c’est un arrangement mutuellement bénéfique : le service est gratuit. Pourtant, les effets négatifs existent, et c’est ce sur quoi nous avons voulu enquêter. En commençant par nous demander pourquoi la Californie n’était plus l’Etat américain le plus en pointe dans la protection du consommateur…
Politiquement, il serait tout à fait possible de faire bouger les choses, par exemple en limitant l’utilisation qui peut être faite des données, au « but initial de la collecte ». Mais culturellement, nous en sommes encore loin. Il y a bien des associations, comme l’EFF [Electronic Frontier Foundation], qui parlent de ces sujets, mais du point de vue du grand public, aucune voix ne porte ce débat.
Ca et là
Google ou Facebook ont donc le champ libre pour faire ce qu’elles veulent de nos données ?
Ce n’est pas si simple. Dans une conférence sur la technologie, j’ai rencontré une personne qui travaille pour une de ces grandes entreprises du numérique. Elle avait beaucoup réfléchi à ces questions. Dans ces grandes organisations, il y a beaucoup de salariés, et il y a aussi des gens qui ont une réflexion aboutie sur ces sujets, et qui cherchent à limiter les dangers liés aux données personnelles. C’est un problème qui a de multiples facettes.
Comme journaliste, je vois bien que la plupart des sites Internet vivent de la publicité. Pourquoi les sites de presse collectent-ils des données sur leurs lecteurs ? Est-ce qu’il y a des moments où nous devrions nous en abstenir ? C’est important d’en discuter. Pour une société comme Google ou Facebook, dont le modèle économique est tout entier bâti sur l’exploitation des données, c’est quasiment impossible de changer. Et ces entreprises sont beaucoup trop grandes pour pouvoir le faire profondément.
Pourquoi ces entreprises veulent-elles toujours collecter plus d’informations ?
Les entreprises de la Silicon Valley sont constamment sous pression. Elles doivent absolument créer, ou au moins ne pas manquer, la next big thing, la prochaine innovation qui marchera. Les forces du marché les contraignent à étendre leur domaine en permanence. Il vous faut toujours plus, chercher « l’inconnu inconnu », selon le mot de Donald Rumsfeld, les choses que nous ne savons pas. C’est pour cela qu’elles collectent tout.
Je suis plus sceptique. Il y a deux ans, on nous promettait que la prochaine révolution viendrait des bracelets connectés, aujourd’hui, on nous dit que ce sont l’intelligence artificielle et les assistants personnels qui vont changer la donne. Personnellement, j’essaye de ne pas sonner l’alarme trop vite, mais quelle que soit la prochaine grande innovation, elle sera propulsée par vos données personnelles, et la vie privée n’entre pas en ligne de compte dans la réflexion de ces entreprises.
Le profilage, notamment publicitaire, est pourtant loin d’être totalement efficace. Tous les internautes ont fait l’expérience de voir des publicités « personnalisées » qui se trompent totalement de cible…
Il y a des chercheurs qui travaillent à quantifier la différence entre les publicités ciblées, qui s’adressent à des profils d’utilisateurs, et celles qui fonctionnent sur des mots-clés. C’est une information très importante, le monde de la publicité se pose lui-même ces questions. Peut-être qu’au bout on découvrira que ce type de publicité par les données rapporte quelques millions d’euros supplémentaires par an, et on pourra se demander si cet argent vaut le coup de construire ce modèle de surveillance de masse…
C’est la métaphore de la constellation, que Josh a particulièrement bien rendue en image dans le livre. Non, ce que vos données décrivent, ce n’est pas vous. Pour une raison que j’ignore, mon fournisseur d’accès à Internet croit que je suis hispanophone – il me propose tout le temps des publicités en espagnol. Mais d’une certaine manière, le fait que ce portrait soit vrai ou faux n’a aucune espèce d’importance, parce que quelqu’un, quelque part, peut choisir de croire qu’il est juste. Si ce quelqu’un est votre compagnie d’assurance, c’est un problème.
Ca et là
Ou si ce « quelqu’un » fait partie des services de l’immigration et se demande pourquoi une personne non identifiée, chez vous, parle espagnol…
Exactement. Les services de police utilisent de plus en plus de données. Dans certaines villes aux Etats-Unis, ils établissent des scores de dangerosité, en se basant sur vos données publiques sur Facebook ou Twitter, les personnes avec qui vous êtes ami… Que les données à votre sujet soient vraies ou fausses, elles peuvent influencer la manière dont la police va se comporter avec vous – et ça, c’est réel. Pour les forces de l’ordre comme pour la Silicon Valley, l’utilisation des données fera dans tous les cas partie d’une stratégie globale à l’avenir – tout est données.
La préoccupation du grand public pour la vie privée a-t-elle évolué aux Etats-Unis après l’élection de Donald Trump ?
Ce qui a changé, c’est que, quand je discute avec des personnes qui ne travaillent pas sur ces sujets, j’ai beaucoup moins besoin de donner des explications sur ce que je fais ! C’est devenu beaucoup plus facile d’expliquer l’utilité d’une application comme Signal.
Au niveau du gouvernement, les premiers changements ont déjà eu lieu – les règles de la FCC [Federal Communications Commission], le régulateur des communications, qui interdisaient aux fournisseurs d’accès de revendre les données personnelles, ont été levées. Et de manière plus générale, comme le président met l’accent sur l’économie, l’aide aux entreprises, la question du consommateur est passée à l’arrière-plan. La protection du consommateur n’est pas du tout une priorité.
Si les consommateurs sont plus conscients des risques aujourd’hui, comment expliquer que ces sujets restent peu pris en considération ?
On est dans le cadre de la psychologie humaine. C’est la même chose avec la voiture, on sait que conduire est dangereux, et pourtant il y a toujours des gens qui refusent de mettre leur ceinture de sécurité. On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres. Et on minimise naturellement les conséquences. Si vous prenez l’histoire de cette femme qui recevait des publicités pour des produits liés à la grossesse avant même qu’elle sache qu’elle était enceinte, la plupart des gens peuvent se dire : et alors, où est le problème ?
Certaines entreprises, comme Apple ou WhatsApp, se placent en « remparts » entre leurs utilisateurs et la surveillance d’Etat… Peut-on leur faire confiance ?
Cela dépend entièrement d’elles. C’est effectivement la position qu’a adoptée Apple, avec l’argument que, si vous donnez un doigt au gouvernement, il vous prendra le bras. Mais une entreprise a une priorité et une seule : faire croître son activité.
Apple se positionne comme une société qui protège ses utilisateurs, c’est une véritable stratégie – rendue possible par le fait que pour Apple, la défense de la vie privée est aussi un choix économique. Ses critiques affirment qu’elle ne le fait que pour se faire de la publicité, mais il est vrai que leur modèle économique est beaucoup moins centré sur les données que sur la vente de produits.
La collecte de données est omniprésente aujourd’hui, mais dans le livre, vous expliquez qu’elle ne peut faire que s’intensifier…
La situation évolue très vite, affirme le sociologue Scott Peppet, dans deux ans, peut-être que nous trouverons tout à fait normal que l’on consulte notre historique de navigation Internet, parce que d’ici là, les entreprises voudront connaître bien plus : votre rythme cardiaque, l’heure à laquelle vous rentrez chez vous…
Et puis il y a la multiplication des objets qui captent vos données, notamment les assistants domestiques comme Alexa. Ces objets permettent aux publicitaires de faire ce dont ils rêvent depuis des années, à savoir construire des profils unifiés qui font la liaison entre ce que vous faites sur votre téléphone, ce que vous faites chez vous, ce que vous faites en voiture… Ces dispositifs peuvent en savoir beaucoup sur vos émotions, sur les choses que vous concevez en votre for intérieur. C’est là qu’est la vraie vie privée.