Cinq questions sur l’anticancéreux docétaxel
Cinq questions sur l’anticancéreux docétaxel
Le Monde.fr avec AFP
Quarante-huit malades traités avec ce médicament sont morts en vingt ans, selon l’ANSM. Celle-ci se laisse jusqu’à la fin d’avril pour décider de son interdiction définitive, ou pas.
Quarante-huit malades traités avec l’anticancéreux docétaxel sont morts en vingt ans, a annoncé, mercredi 29 mars, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), publiant les résultats de son enquête de pharmacovigilance. L’ANSM évoque un « signal » inquiétant, mais se laisse jusqu’à la fin d’avril pour décider de l’interdiction ou pas de ce traitement. La recommandation d’éviter temporairement le produit est maintenue. Les risques associés à ce médicament « ne sont pas négligeables », a souligné Dominique Martin, directeur général de l’Agence, interrogé par l’AFP. Mais, a-t-il ajouté, le docétaxel reste « un médicament majeur du traitement contre le cancer », qui a permis de réduire la mortalité liée à cette maladie.
Qu’est-ce que le docétaxel et à quoi sert-il ?
Majoritairement utilisé pour traiter des patients atteints du cancer du sein, le docétaxel est prescrit pour écarter tout risque de récidive. Il est également employé pour d’autres cancers : du poumon, de la prostate, cancer gastrique et des voies aérodigestives supérieures.
Il s’agit d’un médicament générique du taxotère du laboratoire Sanofi, utilisé comme adjuvant ou néoadjuvant, dont l’objectif est alors de réduire la taille de la tumeur avant de pratiquer une opération chirurgicale ou une radiothérapie. En 2012, le brevet de Sanofi était tombé dans le domaine public et les premiers génériques étaient arrivés sur le marché.
Depuis quand et pourquoi est-il sur la sellette ?
L’affaire a éclaté après la publication dans Le Figaro, le 15 février, d’un article faisant état de la mort de sept patientes atteintes d’un cancer du sein en 2016 en France, et s’inquiétant de l’absence de conclusion de l’ANSM six mois après les faits. Les patientes suivaient toutes ce traitement pour écarter des risques de récidive. « Les médecins qui les avaient suivies nous avaient assurés qu’elles n’étaient pas particulièrement “fragiles” », écrivait le quotidien.
Au mois d’août 2016, des médecins de l’institut Gustace-Roussy (IGR) de Villejuif (Val-de-Marne) avaient informé l’ANSM de la mort de trois femmes âgées de 45 ans à 69 ans atteintes de cancer du sein. Toutes sont mortes brutalement d’un choc septique après l’administration du générique du taxotère produit par l’indien Accord. Deux autres cas fatals sont survenus en novembre 2016 et en février.
« Il s’agissait à chaque fois de cas survenus lors de traitement en monothérapie ou en association, en situation adjuvante ou néoadjuvante de cancer du sein », écrivait Le Quotidien du médecin le 16 février, au lendemain des révélations du Figaro.
Quelles mesures les autorités de santé ont-elles prises ?
Dans une enquête publiée cette semaine, intitulée « Chronique d’un désastre annoncé », le magazine féminin gratuit Rose, destiné aux femmes malades de cancer, souligne un manque de réactivité des autorités sanitaires :
« Dès 2010, de multiples clignotants avaient alerté les autorités sanitaires de la toxicité extrême du docétaxel. En 2015, avec l’arrivée massive du générique Accord, cette toxicité devient, soudain, hors de contrôle. Les médecins s’en émeuvent. Mais l’Agence nationale de sécurité du médicament temporise. Six femmes décèdent en quelques semaines durant l’été. »
L’ANSM a ouvert une enquête de pharmacovigilance en septembre 2016, après un « pic de signalements » de morts de patientes atteintes d’un cancer du sein opérable. Les investigations ont été confiées au service du Pr Jean-Louis Montastruc, du centre de pharmacovigilance de Toulouse. « Les décès nous ont interpellés car ces femmes avaient des pronostics vitaux assez favorables, a expliqué l’agence gouvernementale. Nous avons donc ouvert une enquête de pharmacovigilance. »
« Cette enquête, qui a pour objectif d’établir un état des lieux des signalements rapportés sur l’ensemble du territoire, porte sur les colites et chocs septiques chez les patients traités par docétaxel toutes spécialités confondues (princeps et génériques), toutes indications confondues (cancer du sein, cancer ORL, cancer de la prostate…) », a rappelé l’Agence dans un communiqué publié le 27 mars
L’IGR avait décidé de suspendre l’administration de docétaxel dès l’été 2016. A l’ouverture de l’enquête, en septembre 2016, l’Institut Curie avait également renoncé à utiliser le docétaxel. Le CHU de Brest, quant à lui, l’a banni depuis cinq ans, selon Sciences et Avenir.
Quelles sont les recommandations de l’ANSM ?
L’enquête de l’Agence a porté sur les survenues de deux types d’effets indésirables (colites et chocs septiques) chez des patients traités par docétaxel sous toutes ses formes (Taxotère de Sanofi et génériques, notamment celui d’Accord, qui représente aujourd’hui environ la moitié du marché). Elle a balayé l’ensemble des indications du médicament (cancer du sein, mais aussi du poumon, de la prostate, du cancer gastrique et des voies aérodigestives supérieures), depuis sa commercialisation en 1996 et jusqu’au 7 février.
« Cent quatre-vingt-sept cas de colites ou de chocs septiques ont été rapportés, dont quarante-huit ont conduit à un décès », a conclu l’ANSM, au lendemain de l’examen du rapport par un comité technique. Rapportés aux quelque quatre cent mille patients traités, « les décès restent rares (de l’ordre de 1/10 000) pour un médicament qui a permis de réduire la mortalité dans de très nombreux cancers », a souligné l’Agence.
Dans l’attente des résultats des autres enquêtes en cours, par précaution, « la recommandation de non-utilisation du docétaxel dans les cancers du sein localisés opérables est maintenue », a-t-elle précisé. Cette recommandation avait été faite le 17 février par l’ANSM et l’Institut national du cancer (INCa), qui ont préconisé comme alternative le paclitaxel (Taxol de Bristol-Myers Squibb et génériques).
Concernant l’utilisation du docétaxel dans d’autres types de cancer, l’ANSM préconise « une surveillance (clinique et biologique) étroite, systématique et surtout précoce des patients », ainsi que la « prescription systématique de facteurs de croissance », des molécules destinées à éviter l’apparition de complications.
Pourquoi l’enquête va-t-elle être étendue ?
D’après les données de pharmacovigilance, les colites ou chocs septiques sont survenus majoritairement dans les deux semaines suivant l’administration du produit. « Pour les gens qui ont été traités il y a des mois, il n’y a pas de risque », a rassuré Dominique Martin. L’enquête de pharmacovigilance va être étendue aux autres effets indésirables du docétaxel, ainsi qu’au paclitaxel, pour « s’assurer » qu’il n’entraîne « pas plus de difficultés que le docétaxel », a-t-il ajouté. « Le paclitaxel et le docétaxel sont deux molécules très proches, qui font partie de la même famille, les taxanes » a précisé l’ANSM à L’Express.
Par ailleurs, le résultat des analyses portant sur la qualité de l’ensemble des lots de médicaments devrait être connu au cours du mois d’avril. « Pour l’instant on n’a trouvé aucun élément » permettant d’incriminer la qualité des produits, a noté M. Martin.
Les autorités françaises ont également demandé la conduite d’une enquête au niveau européen. Selon des résultats « préliminaires », publiés le 10 mars par l’Agence européenne du médicament, il n’y a « pas d’augmentation de la fréquence de survenue des entérocolites neutropéniques » (complication digestive grave du traitement, liée à la chute du taux de certains globules blancs) chez les patients traités avec docétaxel entre janvier 2015 et janvier 2017.
Une fois tous ces éléments en main, une nouvelle réunion aura lieu à la find’ avril à l’ANSM, avec l’INCa, des oncologues et les centres régionaux de pharmacovigilance, pour décider d’« adapter au besoin » les recommandations actuelles.