Indices d’une présence humaine sur le continent américain il y a 130 000 ans
Indices d’une présence humaine sur le continent américain il y a 130 000 ans
Par Hervé Morin
En Californie, des os d’un mammouth semblent avoir été brisés à l’aide d’outils de pierre, plus de 100 000 ans avant la date généralement admise pour l’arrivée des premiers humains dans le Nouveau Monde.
Ce galet découvert à San Diego (Californie) pourrait avoir été utilisé par des humains pour briser des os d’un mammouth il y a 130 000 ans. | Tom Deméré, San Diego Natural History Museum
On savait déjà que Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique, que des Vikings l’avaient devancé sur les marges d’un continent déjà peuplé d’« indiens » depuis des millénaires. Ces dernières décennies, le débat a été vif pour déterminer quand les premiers humains avaient pris pied sur le Nouveau Monde – il y a 13 000 ans, ou beaucoup plus ? Une découverte, publiée jeudi 27 avril dans la revue Nature, risque de relancer les diverses tribus d’anthropologues, archéologues et paléontologues sur le sentier de la guerre : des indices d’une présence humaine en Californie, il y a 130 000 ans, y sont révélés. C’est-à-dire à une date où l’homme moderne, Homo sapiens, n’était pas encore supposé être sorti de son berceau africain pour conquérir le monde !
L’étude de Nature porte sur l’analyse d’ossements d’un mastodonte – un mammouth américain – trouvés en bordure du chantier de l’autoroute 54, près de San Diego, au début des années 1990. Tom Deméré, du Muséum d’histoire naturelle de San Diego, se souvient que l’équipe avait été intriguée par la présence de plusieurs grosses pierres au milieu des ossements, qui portaient des traces de fractures, et étaient regroupés de façon peu naturelle. « Il y avait là une énigme : les processus géologiques qui avaient déposé peu à peu le limon qui recouvrait les os ne pouvaient pas avoir aussi transporté jusqu’ici ces gros cailloux. »
Un paléontologue du Muséum d’histoire naturelle de San Diego pointe un rocher près d’un fragment de défense de mastodonte, lors de la fouille, dans les années 1990. | San Diego Natural History Museum
Un faisceau de preuves irréfutable
L’énigme a pris une tournure plus intrigante encore lorsque les premières datations fiables ont été obtenues, en 2012, par l’étude de désintégration de l’uranium dans les ossements – aucun collagène n’avait été trouvé pour utiliser le carbone 14. La date a stupéfié les chercheurs : 130 000 ans (plus ou moins 9 000 ans). Soit un jalon de l’occupation humaine des Amériques dix fois plus ancien que la culture Clovis, longtemps considérée comme la première arrivée.
Les années suivantes ont donc été occupées à réunir les compétences et les indices nécessaires pour vérifier cette date extraordinaire. « Toute annonce extraordinaire nécessite des preuves extraordinaires », rappelle sagement M. Demeré, qui, avec ses cosignataires, estime les avoir réunies. En plus d’experts de l’uranium, des spécialistes des traces laissées sur les outils de pierre et des archéologues expérimentaux ont été appelés à la rescousse. Les marques laissées sur les ossements n’ont rien à voir avec des traces de dents de carnivores, les fractures diffèrent de celles causées par des engins de chantier ou des processus géologiques naturels.
Détail d’une fracture en spirale sur l’un des fémurs du mastodonte. | Tom Deméré, San Diego Natural History Museum
« Nous avons cassé des os d’éléphants entre des marteaux et des enclumes de pierre similaires, et nous avons obtenu les mêmes fractures, indique Steve Holen, du Centre de recherche paléolithique américaine à Hot Springs (Dakota du Sud), premier auteur de l’étude. Cette méthode pour briser les gros ossements, pour en faire des outils ou récupérer la moelle, était déjà utilisée il y a 1,5 million d’années en Afrique, et partout ailleurs où il y a eu des occupations humaines. »
CMS Bone Breakage Experiment
Durée : 02:32
Images :
Kathleen Holen, co-director, Center for American Paleolithic Research
Le faisceau de preuves d’une occupation très ancienne de l’Amérique du Nord est « irréfutable », estiment les signataires de Nature. Quelqu’un pratiquait le charognage – plutôt que la chasse, selon les éléments réunis – sur des gros animaux du continent. Mais qui ? « En l’absence d’ossements humains, on ne peut que spéculer, répond Richard Fullagar, de l’université de Wollongong (Australie), qui a participé aux travaux. Cela pourrait être des néandertaliens, ou des dénisoviens, ou des Homo archaïques. La génétique a par ailleurs montré qu’il y a eu des croisements entre plusieurs espèces. » Ces colons peuvent très bien n’avoir laissé aucune descendance parmi les peuples qui se disent aujourd’hui « premiers » dans les Amériques.
Arrivés à pied ou par la mer ?
Comment sont-ils arrivés là ? A pied, à bord d’esquifs ? Là encore, les hypothèses sont très ouvertes. Avant 130 000 ans, le niveau de la mer, plus bas, permettait un passage à pied sec par la Béringie, ce pont terrestre entre Sibérie et Alaska, noyé ou non sous le détroit au fil des cycles climatiques. Mais la découverte, en Crête, de hâches de pierre datant de 130 000 ans suggère que les humains savaient dès cette époque faire plus que du cabotage, rappelle Steve Holen.
Lui et ses collègues s’attendent à susciter du scepticisme dans la communauté scientifique. « J’étais moi-même sceptique quand j’ai découvert le matériel », se souvient le chercheur, qui invite ses confrères à étudier d’autres sites anciens nord-américains, et à scruter d’un œil neuf les collections muséales. Dans le livre parcheminé des migrations humaines, « cette découverte ne vient pas tant combler une lacune qu’ouvrir un tout nouveau chapitre », commente Jim McNabb, de l’université de Southampton, qui ne cache pas sa perplexité dans une vidéo diffusée par Nature.
The first Americans: Clues to an ancient migration
Durée : 05:12
Eric Boëda, préhistorien spécialiste de l’industrie lithique à l’université Paris X Nanterre, est lui beaucoup moins surpris. Il dirige une mission archéologique au Brésil sur des sites qui ont livré des signes d’occupation humaine vieux de 35 000 ans. Il y a succédé à Niède Guidon, une archéologue longtemps méprisée par ses confrères nord-américains pour son insistance à chercher des traces d’occupation beaucoup plus anciennes que celles laissées par l’incontournable culture Clovis. « Les langues se délient, le dogme tombe », commente Eric Boëda, pour qui l’étude de Nature est « parfaitement convaincante ». Entre empêcheurs de dater en rond, Steve Holen salue de son côté l’« excellence » des travaux de l’équipe de M. Boëda.
Pour ce dernier, qui donc étaient ces premiers colons californiens ? « Je verrais bien une forme archaïque d’Homo sapiens, je laisse la porte ouverte », répond le Français, laissant entendre qu’il ne serait pas fâché non plus si la découverte conduisait à réinterroger l’hypothèse « Out of Africa » de sortie d’Afrique de l’homme moderne, souvent présentée selon lui de façon trop simpliste. Ces quelques coups de cailloux sur une carcasse californienne oubliée risquent donc de résonner quelque temps encore chez les spécialistes des origines humaines.