LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, laissez-vous embarquer sur les traces d’un DJ américain en quête du beat parfait en Allemagne, intéressez-vous à la « sociologie des émotions », découvrez le roman de jeunesse de Danilo Kiš, ou laissez-vous surprendre par la dystopie économique de Lionel Shriver.

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE. « Slumberland », de Paul Beatty

CAMBOURAKIS

Fin des années 1980. Disc-jockey noir de Los Angeles, Ferguson Sowell, alias DJ Darky, a trouvé le « beat parfait ». En quête d’un musicien hors pair pour l’interpréter, il part à la recherche de Charles Stone, dit « le Schawa », un jazzman mystérieux resté vivre en Allemagne de l’Est après une tournée foireuse.

Direction Berlin, où Darky se fait embaucher au Slumberland, un bar situé côté ouest. Son job, qui consiste à renouveler les playlists du juke-box, ne l’empêche pas de philosopher sur la perception des Afro-Américains dans un pays en plein chambardement en raison de la chute du Mur. Comment deux peuples vont-ils vivre ensemble malgré leurs différences ?, s’interroge Paul Beatty, en renvoyant à la situation de son propre pays, soumis à de fortes tensions raciales.

Publié une première fois en France en 2009, ce roman écrit d’une plume caustique et sophistiquée reparaît à la faveur de l’aura internationale obtenue par son auteur, lauréat en 2016 du Man Booker Prize pour Moi contre les Etats-Unis d’Amérique. Frédéric Potet

« Slumberland », de Paul Beatty, Cambourakis, 278 pages, 22 €.

ESSAI. « Le Prix des sentiments », de Arlie Russell Hochschild

EDITIONS DE LA DECOUVERTE

Arlie Russell Hochschild, aujourd’hui professeure émérite à Berkeley (Université de Californie), est une figure pionnière des études sur la valorisation du soin comme travail (care). Son ouvrage Le Prix des sentiments, qui paraît aujourd’hui en français et fut d’abord publié en 1983, a contribué à lancer une nouvelle branche de la discipline, la « sociologie des émotions ». L’apport le plus précieux du livre est sans aucun doute l’idée de « travail émotionnel » qu’elle élabore à la suite d’une longue enquête auprès d’hôtesses de l’air et, dans une moindre mesure, d’agents de recouvrement.

La notion exige de renverser les présupposés sur le monde du travail comme univers dépourvu de sentiments et de se confronter à une nouvelle réalité : non seulement le contrôle de la part émotionnelle de l’individu, mais aussi la commercialisation de cette dernière sont devenues des dimensions importantes dans de nouveaux types d’emploi, souvent féminins et souvent réservés aux classes moyennes. Cette gestion des sentiments, montre la sociologue, devient toujours plus « l’objet d’ingénierie sociale et d’une course au profit ». Julie Clarini

« Le Prix des sentiments », de Arlie Russell Hochschild, La Découverte, 308 pages, 23 €.

ROMAN. « Psaume 44 », de Danilo Kiš

FAYARD

Fils d’un père juif hongrois et d’une mère du Monténégro, Danilo Kiš (1935-1989) est un pur produit de la Mitteleuropa et l’un des plus grands écrivains de ce qu’on appelait à son époque la Yougoslavie. Les éditions Fayard publient aujourd’hui un inédit en français, Psaume 44, grâce auquel le lecteur a désormais accès à l’intégralité de cette œuvre originale et puissante. Il s’agit d’un récit d’évasion. Celui de Maria qui, par une nuit glaciale de novembre, pendant la seconde guerre mondiale, tente avec un bébé et une voisine de chambrée, de fuir le camp de Birkenau, peu avant sa libération.

Ce qui intéresse Danilo Kiš, c’est ce qui se passe dans la tête de Maria lors des instants qui précèdent et accompagnent ce grand saut dans le danger. Tandis que les projecteurs balaient l’obscurité et que, au moment où les deux femmes passent enfin les barbelés, le bébé se met à pleurer… On trouve là les hantises de l’auteur – très tôt marqué par les massacres de juifs et de Serbes par la police hongroise – mêlées à une grande profondeur d’analyse psychologique. Comme le notait un de ses contemporains, Kiš est décidément l’un de ces écrivains qui sait saisir l’être « à même les tripes ». Florence Noiville

« Psaume 44 », de Danilo Kiš, Fayard, 324 pages, 19 €.

DYSTOPIE. « Les Mandible », de Lionel Shriver

BELFOND

Cinq ans plus tôt, le pays a connu « l’Âge de pierre », avec une coupure totale des réseaux, entraînant des catastrophes technologiques et humaines. En 2029, les Etats-Unis tentent de se remettre. Dans la famille Mandible, la situation financière de chacun est différente, mais tous se sentent à l’abri du besoin : ils pensent toucher, un jour, l’héritage du patriarche millionnaire et bientôt centenaire.

Mais quand la Chine et la Russie annihilent la valeur du dollar en instaurant une monnaie concurrente, et quand le président américain prend des mesures drastiques, dont la réquisition de l’or des particuliers et la liquidation des bons du Trésor, tout s’effondre. Voilà les quatre générations de Mandible obligées de vivre ensemble, en manquant de tout ce qu’ils croyaient nécessaire, et bien plus. On va les suivre jusqu’en 2047.

Lionel Shriver relève admirablement le défi de la dystopie économique. Elle plante son décor futuriste mais pas trop et explique les ressorts économiques sur lesquels repose l’intrigue avec ce qu’il faut de pédagogie, sans écraser l’élan de la narration, et en veillant aux détails. Le résultat est aussi drôle qu’inquiétant.

Mais, au fond, ce qui l’intéresse ici est la même chose que dans chacun de ses romans, aussi différents soient-ils : elle place ses personnages dans une situation qui les débarrasse de leur vernis de civilisation, et elle observe ce qui se passe alors avec une précision d’entomologiste, une cruauté de moraliste, et une forme d’empathie sèche qui fait sa marque. Raphaëlle Leyris

« Les Mandible », de Lionel Shriver, Belfond, 528 pages, 22,50 €.