Eric Dupond-Moretti : « Etre en pension chez les curés m’a appris la rébellion »
Eric Dupond-Moretti : « Etre en pension chez les curés m’a appris la rébellion »
Propos recueillis par Catherine Vincent
La Matinale du « Monde » a rencontré l’avocat pénaliste, célèbre pour le nombre record d’acquittements qu’il a obtenus aux assises. Il vient de publier « Directs du droit », un réquisitoire contre les dysfonctionnements de l’institution judiciaire.
Eric Dupond-Moretti au tribunal de Bobigny, le 29 janvier 2015. | JOEL SAGET / AFP
Je ne serais pas arrivé là si…
C’est une question qui me taraude depuis peu. Comme Monsieur Jourdain fait de la prose, j’étais avocat sans savoir pour quelle raison j’avais choisi ce métier. Je rentre dans une période de ma vie qui est un peu particulière, parce qu’il y en a moins à faire que ce qui a déjà été fait. Il y a une époque où l’on fixe seulement la route devant soi, il y en a une autre où on est obligé de regarder dans le rétroviseur pour faire les bons choix. Il paraît que ça s’appelle la crise du middle age…
Le bon choix, ce fut celui de divorcer pour votre nouvelle compagne, la chanteuse Isabelle Boulay ?
Bien sûr. Le changement majeur, c’est dans ma vie privée qu’il vient de se produire. Ce n’était pas prévu. On s’ancre soi-même dans des habitudes qui sont parfois plus confortables, même si elles ne correspondent plus à nos aspirations. Il faut avoir le déclic. Cela peut-être une rencontre ou une prise de conscience. Je suis en train de lire le bouquin d’un psychiatre qui explique que, durant une grande partie de sa vie, on ne fait qu’obéir – à ses parents, à l’instituteur, au professeur, aux codes sociologiques qui sont les nôtres. Et qu’à un moment, on a envie de se réaliser complètement.
Pour moi, c’est maintenant. Il faut parfois du courage. Il m’en a fallu pour quitter Lille et venir à Paris, où j’ai ouvert mon cabinet en janvier 2016. J’ai fait toute ma carrière à Lille, cela a été ma vie. Cela ne l’est plus. Je n’en ai pas la nostalgie, absolument pas. Mais c’est un bouleversement.
Vous n’aviez jamais vécu à Paris auparavant ?
J’y étais très souvent pour mon boulot. J’ai passé la moitié de ma vie à l’hôtel. Voilà, par exemple, quelque chose que je ne veux plus faire. Le prix de la solitude y est trop élevé : vous n’êtes pas chez vous, vous changez de chambre tous les deux jours, votre voiture vous sert de garde-robe, de dressing… C’est difficile. Sans parler de l’incidence sur la vie familiale. Je ne regrette rien : si je n’avais pas pu faire ce métier, cela aurait été pire. Mais je pense que maintenant, je vais être plus drastique dans mes choix professionnels.
Donc, vous ne seriez pas arrivé là si…
Si je n’avais pas eu l’idée, très tôt, de faire des études. Je ne voulais pas être ouvrier comme l’était toute ma famille. Côté maternel, ils étaient tous venus d’Italie, montés dans le nord de la France pour y trouver du travail. Dans les mines pour certains, pour les autres en usine – en l’occurrence à Jeumont, une ville frontalière avec la Belgique où l’on embauchait à tour de bras. Ma mère est arrivée à l’âge de 19 ans, et le surlendemain elle travaillait dans une faïencerie. Elle est ensuite devenue femme de ménage dans une grande usine de verre située à Boussois, une commune voisine.
Côté paternel aussi, tout le monde était ouvrier. J’ai très vite compris que c’était une condition difficile et que je voulais en sortir. Pour autant, ce n’était pas Zola, pas du tout ! C’était la situation d’un foyer ouvrier où l’on compte, où l’on fait attention à la façon dont on dépense l’argent. Mais comme dans toutes les familles italiennes, il y avait de grandes fêtes, avec les tables qui regorgent, où l’on aime chanter…
Mon grand-père paternel souhaitait que je devienne instituteur, c’était pour lui le Saint-Graal. Et ma grand-mère, qui n’avait « que » le certificat d’études – un véritable diplôme à l’époque –, était une cruciverbiste acharnée : elle m’a donné le sens des mots. Mes grands-parents ont beaucoup compté pour moi. D’autant plus que j’étais fils unique et que mon père est mort quand j’avais 4 ans. Il en avait 28.
Comment grandit-on avec un père mort si jeune ?
J’ai longtemps été convaincu que je mourrais à 28 ans. A partir de cet âge-là, chaque année qui passait était un an de gagné. Maintenant, j’en ai 56… Il est mort d’un cancer. Foudroyant. Il était sportif, il ne fumait pas, il ne buvait pas. Il a été soigné à Villejuif, et j’ai des souvenirs très précis de Paris à cette époque. De la tour Eiffel. Du zoo de Vincennes. C’était mon premier contact avec cette ville.
Des souvenirs de votre père ?
J’en ai plein ! Et ce ne sont pas des souvenirs tristes. Même à l’hôpital. Je me souviens d’un yaourt posé sur sa table. Je veux le prendre, mes grands-parents me l’interdisent, ils veulent que ce soit mon père qui le mange parce que tous les jours, sa dégradation physique augmente. Et mon père me l’offre… En fait, j’ai toujours pensé qu’il valait mieux avoir un père mort qu’un père absent. Je l’ai magnifié. J’ai toujours vécu avec l’idée qu’il était là, que c’était un type formidable.
Et votre mère, comment a-t-elle tenu le coup ?
C’est une battante qui ne se plaint jamais. C’est une star, ma maman ! Une beauté inouïe, à l’italienne, un mélange de Sophia Loren et de Gina Lollobrigida. A 80 balais, elle est encore très belle, vraiment ! D’ailleurs, mes parents se sont connus grâce à sa beauté. Une fois en France, ma mère s’est présentée à un concours de Miss, dans un petit village. Mon père était un de ses supporteurs. Quand elle a été élue, il s’est fait porter en triomphe par ses copains… C’est comme ça qu’ils se sont connus, alors que ma mère ne parlait pas un mot de français.
Après la mort de mon père, elle a vécu avec quelqu’un, quand j’étais encore petit. Cela a été difficile, pour elle comme pour moi. J’ai pourtant eu beaucoup de peine quand cet homme est mort, cet homme dont j’ai toujours du mal à parler. Il y a eu de bons moments, mais de très mauvais. Cela aussi a dû jouer dans mon choix de devenir pénaliste – ce sentiment d’injustice, qui venait s’ajouter à l’injustice originelle qu’était la mort de mon père. Cela m’a fait ressentir l’impérieuse nécessité de réussir. Pour sortir de tout ça.
Devenir avocat, c’est une vocation de jeunesse ?
Il y a eu d’autres événements dans ma vie qui m’ont influencé dans ce sens. En particulier le sort qui a été réservé à mon grand-père maternel, mort dans des conditions suspectes.
Son corps a été découvert le long d’une voie ferrée, et mon oncle, qui était venu le premier d’Italie avec lui, n’a jamais réussi à intéresser la police à son cas. Mon grand-père est mort en 1957, quatre ans avant ma naissance. Mais la famille de ma mère n’a jamais cessé de parler de cette désinvolture avec laquelle on avait répondu au désarroi de mon oncle. Cet événement familial, cette mort inexpliquée et jamais prise en compte par la justice française, a certainement joué sur ma décision.
Et puis, il y a eu le choc de l’exécution de Christian Ranucci. C’était en juillet 1976, j’avais 15 ans.
Pourquoi cette exécution vous a-t-elle tant choqué ?
Je ne sais pas. Ranucci était le premier homme guillotiné – à l’âge de 22 ans – sous le septennat de Giscard d’Estaing, mais à l’époque, ce n’était pas le seul condamné à mort. C’est celui qui a capté mon attention. Je fumais des clopes sur mon lit, j’ai entendu à la radio l’annonce de son exécution : cela m’a glacé d’effroi. A 15 ans, on a souvent beaucoup de noirceur, on ne sait pas trop où l’on va… Je ne connaissais rien du dossier, il n’y avait personne du monde judiciaire chez moi. Mais l’idée de me lever pour défendre un homme, à partir de ce jour-là, a nourri mon romantisme adolescent.
A la réflexion, je pense qu’il n’y a pas de hasard : il n’y a que des rendez-vous. J’en suis de plus en plus convaincu. J’ai longtemps été agnostique, mais je pense qu’il y a des coïncidences dans la vie qui, en réalité, n’en sont pas du tout. Qu’il y a quelque chose qui nous dépasse et nous porte en même temps.
C’est à ce moment-là que vous décidez de devenir avocat ?
Oui. Et pour une autre raison aussi. A l’époque, je me sentais plutôt à l’aise dans l’expression orale, et c’était sans doute la seule façon que j’avais trouvée pour séduire. Encore aujourd’hui, la parole me protège. Je suis un type très pudique. Cela peut sembler paradoxal pour quelqu’un qui vit de l’expression orale publique, mais cela fonctionne comme une forme de psychothérapie permanente. Quand je parle en tant qu’avocat, je raconte l’histoire de l’homme que je défends, mais sous le prisme de ce que je suis : cela me permet de soigner un peu mes névroses, mais sans me livrer moi-même.
Donc, j’ai dû comprendre assez jeune qu’avec la parole, je pouvais un peu attirer l’attention des filles. Mais ça ne marchait pas si bien que ça. Physiquement, j’étais plutôt bouboule, bourré de complexes, de doutes… C’était compliqué.
A 13 ans, votre mère vous envoie en pensionnat, dans une institution catholique. Pour quelle raison ?
Ma mère m’a mis chez les curés « pour mon bien » – c’était l’expression –, et je sais que c’est vrai, même si cela a fait naître chez moi un sentiment d’abandon. Au village, c’était un peu La Guerre des boutons : on allait dans la rivière avec des pneus de tracteurs, on pêchait les grenouilles… Ma mère était très triste de m’envoyer en pension, mais c’était un cadrage nécessaire pour que je ne finisse pas diplômé de la guerre des boutons.
Je pense que s’il n’y avait pas eu les curés pour me serrer, j’aurais raté ma scolarité. Alors que là, soudain, je me mets à travailler. J’ai des résultats scolaires incroyables. A part la gratification narcissique de recevoir les félicitations du jury, cette période est pour moi insupportable. Mais c’est là que j’ai cultivé le goût de la liberté. Et que j’ai appris la rébellion.
La liberté dans un cadre très serré, c’est un peu paradoxal…
Je vous explique. Je suis en seconde, on réunit tous les élèves pour un discours de l’archevêque. Le type raconte qu’on a demandé à Georges Marchais ce qu’il y avait après la mort, et qu’il a répondu : « Je n’en sais rien, je ne suis pas mort. » Tout le gratin catholique s’esclaffe de cet humour de mauvaise facture.
Lorsque arrive le moment des questions, je lève le doigt et je demande à l’archevêque – car on est à quelques semaines des élections législatives – s’il est venu faire une campagne électorale. J’ai à peine le temps de finir ma question que je suis soulevé de terre par le supérieur, qui me jette dehors comme une merde ! Je me retrouve totalement seul dans la cour de récréation. Plutôt fier de moi, mais terrorisé à l’idée qu’on me vire…
On m’a gardé, grâce à un professeur d’histoire qui m’aimait beaucoup et qui m’a défendu bec et ongles. Ce fut ma première expérience presque judiciaire : j’ai vu à cette occasion ce qu’était la passion de la défense. Et j’ai imaginé, vraiment, qu’une fois sorti de cet enfer je serais définitivement un homme libre de ma parole. Cela m’a donné des ailes.
Entre la fin du pensionnat et votre premier acquittement, que se passe-t-il ?
Je vais à la fac, à Lille. La liberté totale. J’ai une petite piaule à moi… Pour gagner ma vie, je suis pion, et je travaille en boîte de nuit le week-end. Très vite, je gagne plus d’argent que ma mère. Et le droit me plaît tout de suite. Je passe le concours d’entrée à l’école du barreau, où l’on apprend un tas de trucs qui sont pour moi totalement inutiles. Je me sens déjà avocat, j’ai faim de travail, je sais que je serai pénaliste ou rien… alors je sèche des tas de cours pour aller m’asseoir aux assises.
Après avoir prêté serment, en 1984, je fais le tour de France pour chercher un stage. Je ne trouve rien. Mais je fais à Toulouse la rencontre de ma vie professionnelle : Alain Furbury, grand pénaliste qui deviendra pour moi un père spirituel.
Je remonte à Lille la mort dans l’âme. Je m’inscris au concours d’éloquence : je le remporte. J’ai donc l’obligation de prononcer un discours – ce que l’on appelle la rentrée solennelle. C’est comme ça que me repère l’avocat José Savoye, qui a l’un des plus importants cabinets d’affaires lillois. Il fait du droit prud’hommal, et me propose de travailler à mi-temps pour moi, tout seul, et de plaider le reste du temps les dossiers qu’il m’a préparés. Pour un jeune avocat, c’est le paradis !
Et c’est ainsi que dans cette salle d’attente où patientaient des chefs d’entreprise – et pas des moindres – sont petit à petit arrivés mes premiers clients, petits voyous à casquette et autres malfrats… Sans que jamais ce grand juriste ne me fasse aucune remarque désobligeante. Ce fut une période extraordinaire.
Alain Furbury, mort il y a près de vingt ans, vous a légué sa robe d’avocat, que vous portez pour vos grandes plaidoiries… Comment est née cette amitié ?
Dès notre première rencontre à Toulouse. On déjeune ensemble, et je suis ébloui par ce personnage rayonnant. Une gueule incroyable, un charisme fou, le sens de la formule… Et il était d’une insolence !
Je l’avais auparavant entendu plaider à Douai. Il défendait un Gitan accusé d’avoir tué une vieille dame. Il s’était levé et avait dit : « Cette affaire me rappelle mon enfance. C’était l’exode, je regardais à la fenêtre : on voyait défiler des hordes de Gitans faméliques comme leurs chevaux. Et ma mère, me prenant par le bras, me dit : “Tu vois petit, ils volent nos poules, ils volent nos lapins, mais il faut les aimer, ce sont les derniers hommes libres”. » Et au moment où il dit ça, dans la solennité de la cour d’assises, avec son accent du Sud-Ouest magnifique, les Gitanos qui étaient là enlèvent leur chapeau. Je me disais : « On peut plaider comme ça ? » Je trouvais chez lui l’autorisation d’une liberté supplémentaire.
Pendant dix ans, dites-vous, vous avez systématiquement vomi avant de prendre la parole en plaidoirie ?
C’est vrai ! Et puis cela m’a passé. Sinon, j’aurais dû arrêter, comme Brel a dû quitter la scène parce que cela lui demandait trop d’énergie. Lors des premières prises de parole en public, vous êtes tellement dévoré par la peur, que vous avez du mal à décoller, à être à l’aise dans l’expression.
Ensuite, la barre est de plus en haut : la première correctionnelle, la première correctionnelle importante, la première cour d’assises, la première cour d’assises avec des confrères aguerris qui vous regardent du coin de l’œil, le premier acquittement… Il faut beaucoup de temps pour maîtriser sa peur, en tout cas pour l’apprivoiser.
Comment défend-on un possible criminel ? Comment vit-on le fait de l’avoir acquitté sans être sûr qu’il n’est pas coupable ?
La règle du droit, c’est que la preuve d’une culpabilité doit être rapportée par le magistrat qui en a la charge, et que s’il en est incapable, l’intéressé doit être acquitté. Parce que je suis avocat, j’accepte l’idée que cette règle supplante la morale. Si je défends un homme que je pense coupable, je vais donc livrer la vérité qu’il me donne, avec un seul critère : est-ce que ce qu’il me raconte est crédible ?
En tant qu’avocat, j’ai passé ma vie dans le sang, la peur, l’adrénaline, le sperme… Cela oblige à prendre du recul, à raisonner en technicien. La morale, c’est pour les miens, pas pour la cour d’assises. Cela dit, je n’ai jamais été confronté à une situation où je devrais, par exemple, défendre un terroriste, qui serait acquitté avec l’envie potentielle de commettre un nouvel attentat. Ce cas extrême mis à part, je n’ai jamais refusé de défendre quelqu’un parce que j’avais le sentiment que la morale allait interférer dans mon travail.
Qu’attendez-vous de notre nouveau gouvernement sur le plan judiciaire ?
De vraies réformes. Pour ne rien vous cacher, je trouve que le programme d’Emmanuel Macron en matière judiciaire est assez mince. Mais il se peut qu’un jour on envisage de réformer la justice de notre pays comme il se doit. Et de refaire de la France le pays des droits de l’homme. Dans ce domaine, on est l’un des pays les plus condamnés par la Cour européenne de Strasbourg. Or, les droits de l’homme, ce n’est pas le laxisme. Il n’y a que les populistes pour dire cela.
Directs du droit, d’Eric Dupond-Moretti et Stéphane Durand-Souffland, éditions Michel Lafon, 247 pages, 17,95 euros
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