A Essaouira, les Gnaouas rêvent de faire entrer leur musique au patrimoine mondial immatériel
A Essaouira, les Gnaouas rêvent de faire entrer leur musique au patrimoine mondial immatériel
Par Seidik Abba (chroniqueur Le Monde Afrique, Essaouira, envoyé spécial)
Rythmes métissés, dimension spirituelle et fusion culturelle : la tradition gnaoua veut faire valoir sa spécificité auprès de l’Unesco. Verdict en décembre.
C’est le nouveau rêve des fondateurs du Festival gnaoua et musiques du monde fondé en 1998 à Essaouira, petite ville portuaire du Maroc : faire entrer la musique gnaoua, ses rythmes métissés symboles d’ouverture et de tolérance, sa dimension spirituelle, au patrimoine culturel immatériel mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). La musique gnaoua est une fusion de plusieurs cultures africaines qui émane des descendants d’esclaves déportés d’Afrique noire au Maghreb durant la traite arabe.
La musique gnaoua, c’est quoi ?
Durée : 03:30
Portée par l’association Yerma Gnaoua (« En avant gnaoua », en bambara, principale langue du Mali), la demande d’admission sera examinée en décembre par le Comité du patrimoine mondial. Les promoteurs du projet peuvent déjà y voir un très bon présage : cette année, pour sa 20e édition, le festival a enregistré une affluence nettement supérieure à celle des trois années précédentes. Selon les organisateurs, entre 300 000 et 400 000 personnes ont assisté aux différents concerts. Ici, au plus fort du festival, il fallait jouer des coudes pour se frayer un chemin dans les rues d’Essaouira devenues soudain très petites.
Petite capitale culturelle du monde
Malgré la capacité hôtelière de 6 000 chambres de la petite ville marocaine, aucune place n’était disponible la veille des manifestations. « En assistant au concert inaugural du 29 juin, j’ai eu l’impression qu’il y avait moins de monde cette année. Mais, dès vendredi, j’ai pris la mesure de la grande affluence », s’enthousiasme Stéphane Ebert, un habitué du festival depuis ses débuts.
Pendant les trois jours du festival, Essaouira se transforme en une petite capitale culturelle du monde. Dans ses rues, on entend parler anglais, arabe, espagnol, français, somali et wolof. On y danse aux rythmes du jazz, de la musique gnaoua, du reggae, du mbalax, du blues. Pour la municipalité et les commerçants, la période du festival constitue une véritable aubaine. Chaque année, les recettes municipales enregistrées pendant le festival représentent l’équivalent du budget annuel de la mairie.
« Pour chaque euro dépensé par l’organisation, 17 euros sont investis dans la ville par effet de levier. Sachant que le budget de cette année est d’environ 1,5 million d’euros, vous pouvez donc prendre la mesure de ce que le festival rapporte à Essaouira », souligne avec gourmandise Neila Tazi, l’une des fondatrices du festival, aujourd’hui sénatrice et vice-présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM).
Derrière la réussite de cette manifestation devenue un rendez-vous annuel incontournable se cache une organisation quasi militaire portée par une armée de jeunes volontaires entièrement dévoués à la promotion de la musique gnaoua qui veille à offrir un accueil personnalisé à chaque festivalier.
« Je crois que c’est l’une des clés du succès du festival. Ici, tout le monde bénéficie d’un accueil VIP. Du coup, il se crée pendant le festival une ambiance chaleureuse et bon enfant qui fait que de grands artistes déambulent incognito et en toute sécurité dans les rues même à 4 heures du matin », constate le Français Philippe Hamant qui n’a manqué aucune édition depuis 1998.
Une institution
Un des secrets de la réussite du festival, c’est aussi son caractère populaire. Les spectateurs viennent aux concerts, des grands-parents aux petits-enfants, en passant par les parents et les grands-oncles. « C’est dans l’ADN du festival. On voulait dès le départ d’un événement gratuit, un espace de liberté, ouvert et fédérateur. Aujourd’hui, nos attentes de départ sont largement dépassées », raconte Neila Tazi, qui a conçu le festival aux côtés d’intellectuels et d’artistes comme Pascal Amel, Abdeslam Alikane, Soundouss Al-Kasri et Abdelhafid Chlyeh. D’une seule grande scène de concert à ses débuts, le festival compte désormais la scène Moulay-Hassan et la scène de la plage, auxquelles il faut ajouter les lieux non officiels animés spontanément par des groupes musicaux venus du monde entier.
La programmation musicale, confiée à des directeurs artistes de réputation mondiale comme Karim Ziad et Loy Ehrlich, a énormément contribué à faire du festival d’Essaouira une institution. Ici, les spectateurs ont pu voir gratuitement Didier Malherbe, Youssou N’Dour, Hadouk Quartet, Oumou Sangaré, Pat Metheny, Salif Keïta, Kezia Jones, Amadou et Mariam, Stephano Di Batista, Paulo Fesu et The Waillers.
Cette année, le public a pu danser aux rythmes des grands maalems Saïd et Mohamed Kouyou, mais aussi du Brésilien Carlinhos Brown, du Sénégalais Ismaël Lo et du Congolais Ray Lema, qui a clôturé la scène de la plage, en fusion avec le maalem Abdeslam Alikane.
A côté des scènes et leurs moments mémorables de fusion entre maalems gnaouas et musiciens du monde entier, les coulisses regorgent d’anecdotes croustillantes. « On n’oubliera jamais le soir où on a dû ouvrir à minuit l’agence de Royal Air Maroc à Essaouira pour faire modifier le billet d’avion d’une vedette américaine. On n’oubliera jamais cette énorme panne d’électricité ni cette tempête de sable qui menaçait un concert et s’est miraculeusement arrêtée », se souvient Asmaa Tidoun Ebert, l’une des mémoires vivantes du festival.
« Valoriser l’ancrage africain du Maroc »
Aujourd’hui, dans le contexte de rétrécissement des budgets de sponsoring, le Festival d’Essaouira doit batailler dur pour préserver sa réputation mondiale. Indicateur du souci de gérer avec parcimonie le budget, la soirée d’accueil VIP, habituellement organisée dans un grand palace, n’a pas eu lieu. « Pour qu’un festival puisse durer, il doit être inscrit dans son écosystème, dans une dynamique. En permanence, nous travaillons à l’adaptation au contexte du moment, au courant artistique. Nous ne pouvons pas concevoir le festival en dehors d’Essaouira, son berceau », assure Neila Tazi, qui garde la haute main sur l’ingénierie financière de la manifestation.
L’abandon de la desserte aérienne de la petite ville marocaine par la compagnie nationale Royal Air Maroc ne fut pas une bonne nouvelle pour le festival. A présent, les festivaliers sont obligés d’atterrir à Agadir ou à Marrakech et de poursuivre par la route. En dépit de nombreux aléas, les promoteurs du festival envisagent l’avenir avec optimisme. « C’est le seul endroit au monde où juifs et musulmans dansent sur la même scène », insiste André Azoulay, conseiller de Mohamed VI, natif d’Essaouira et soutien inconditionnel du festival depuis sa création.
Les organisateurs entendent profiter de la volonté des plus hautes autorités marocaines de se tourner vers l’Afrique subsaharienne, illustrée par le retour en janvier du royaume chérifien dans l’Union africaine. « Il y a vingt ans, quand nous avons lancé ce festival, l’Afrique subsaharienne n’était pas au centre des préoccupations du Maroc, rappelle un fondateur. Elle l’est aujourd’hui et c’est tant mieux pour notre manifestation qui vise effectivement à valoriser l’ancrage africain du Maroc. » On attend de voir en décembre si la baraka des gnaouas suffira à convaincre le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco.