L’achat de vin sur Internet : entre high tech et ubérisation
L’achat de vin sur Internet : entre high tech et ubérisation
Par Pascal Galinier
Avec près de 400 sites proposant d’acheter du vin, l’offre est pléthorique. Les « pure players » montent en puissance, et pour convaincre les vignerons de vendre leurs vins sur la Toile et les consommateurs d’acheter sans voir ni goûter, chacun innove.
CAROLINE DELMOTTE POUR LE MONDE
La foire aux vins en ligne ? C’est la foire d’empoigne ! La France compte plus de 400 sites qui proposent d’acheter des bouteilles sur la Toile. Cet e-commerce représenterait 10 % du marché chaque année, soit un chiffre d’affaires de l’ordre de 1,5 milliard d’euros en 2016, selon une étude de Kedge Business School, l’école de commerce de Talence (Gironde).
Ventes privées, enchères, abonnements, achats groupés, sommeliers-conseils… L’offre explose. La demande, elle, se cherche encore, tant en amont, chez les vignerons, qu’en aval, chez les consommateurs.
Cavistes et producteurs investissement le Web
Les foires aux vins, c’est l’affaire des supermarchés, y compris en ligne. Chaque enseigne a son ou ses sites, tels Casino (Cdiscount.com), Leclerc (Macave. leclerc), Carrefour (Grandsvins-prives.com et Jereservemafoireauxvins.carrefour.fr)… La plupart ont une offre mixte : commande en ligne, retrait dans leurs drives.
Des chaînes de cavistes ont désormais pignon sur Web. En juin, Lavinia.fr a été élu « meilleur site spécialiste de vente de vin » par le baromètre annuel de Kedge. Des négociants à l’ancienne ont commencé à jouer la carte Internet, comme Duclot (Chateaunet.com et Chateauprimeur.com), un pilier du quai des Chartrons à Bordeaux, propriété de la famille Moueix (Petrus). Sans oublier les producteurs eux-mêmes : le site du syndicat des Vignerons indépendants, Vente-directe-vigneron-independant.com, serait au deuxième rang du marché.
Montée en puissance des pure players
Mais la tendance est à la montée en puissance des pure players. L’incontournable Amazon se targue d’avoir une offre de 23 000 références sur sa nouvelle « marketplace » consacrée au divin breuvage.
Dans l’Hexagone, le soldeur en ligne Venteprivée.com – déjà cinquième site mondial et premier français pour le vin, selon Kedge – tente de redorer son blason en prenant sous son aile Lepetitballon.com, le site de Jean-Michel Deluc, l’ancien chef sommelier du Ritz. Et les start-up se bousculent au portillon. Emergence d’une « wine tech » à la française ? Amorce d’une « ubérisation » du marché du vin ? Un peu des deux peut-être…
Les sites de ventes privées visent « la forte demande du consommateur qui n’a pas envie d’aller en grande surface et qui n’a pas forcément un caviste digne de ce nom à deux pas de chez lui », explique Marie-Dominique Bradford, œnologue créatrice de Troisfoisvin.com, qui dépense « peu d’argent en marketing », préférant « miser sur le choix des vins » qu’elle propose à ses abonnés. « Chaque caisse parmi les 200 000 que nous proposons n’a connu que deux chais : celui des châteaux où les vins ont été achetés en direct, et le nôtre », proclame pour sa part Millesima.fr sur son site.
Le prix, toujours le prix
Du producteur au consommateur, vieille lune de la grande distribution… Le Web peut-il faire mieux ? « Sur Internet, c’est très compliqué de vendre autre chose que du prix », soupire Ariane Khaida, la directrice générale du négociant Duclot. « Le prix est ce qui déclenche en premier l’achat d’une bouteille », confirme Pauline Canali, la directrice commerciale de Millesimes.com, filiale d’un autre négociant, la maison Bogé, à Maussane-les-Alpilles (Bouches-du-Rhône).
Web ou pas Web, l’objectif d’un marchand de vin est de disposer de bouteilles pour satisfaire au plus vite la demande. Son client ne veut pas plus attendre son flacon que celui d’Uber, son taxi. « L’ubérisation ? Mais le négoce bordelais en est le précurseur ! lance, mi-figue, mi-raisin, Ariane Khaida. Le rôle d’un négociant n’est-il pas de mutualiser les structures et la logistique pour permettre à chaque vigneron, petit ou grand, de trouver ses clients et de les servir au mieux et au plus vite ? »
Duclot, avec les 10 000 références (10 millions de bouteilles) conservées dans ses caves climatisées de 20 000 m² aux portes de Bordeaux, se fait fort de livrer « le bon vin au bon moment, où il faut, quand il faut et au prix qu’il faut », résume sa directrice d’un trait en forme de slogan.
Innnovations et vieilles recettes
Alors, pour convaincre tant les vignerons de vendre leurs vins sur la Toile que les consommateurs d’acheter sans voir ni goûter, chaque site innove – ou rénove quelques vieilles recettes. Vin-malin.fr la joue classique avec un entrepôt thermorégulé, à Meursault, en Bourgogne, qui lui permet de livrer sous 48 heures dans toute la France.
Idem pour Sommelierparticulier.com, installé à Bordeaux, qui offre en plus les services d’un « sommelier professionnel attitré » – un genre de conciergerie du vin, le client abonné ne payant officiellement que le prix de la bouteille.
Troisfoisvin.com a ouvert une boutique à Paris pour permettre à ses abonnés de venir goûter ses trouvailles.
HappyCurien.fr fait des achats groupés de vins sélectionnés, emballés dans un assortiment de services et de conseils pour « ouvrir les bouteilles au moment opportun ». Les vignerons passent sous les fourches caudines d’un comité de dégustation qui ne retient « que 30 % des vins testés », et « sans passer par le négoce », tranche Etienne Cottrant, cofondateur du site, ouvert depuis juin. Sa cible : des consommateurs « à la recherche d’expériences singulières mais qui n’ont ni l’envie ni les moyens de payer cette singularité ».
Les vignerons plus ou moins convaincus
Les vignerons jouent plus ou moins le jeu. Le Grand Verdus, à Bordeaux, fait partie du « welcome pack », le coffret de bienvenue adressé à chaque nouvel abonné du site Lepetitballon.com : le château de la famille Le Grix de la Salle en attend « une clientèle plus jeune, plus curieuse ».
Pour Stéphane Tissot, vigneron indépendant dans le Jura, qui exporte 60 % de ses bouteilles à l’étranger, la vente en ligne est nécessaire, mais pas suffisante. Son partenariat avec 1jour1vin.com ne doit « pas pénaliser » ses cavistes préférés en cassant les prix.
Applications mobile pour les « geeks du vin »
Un souci que ne se pose pas Twil – acronyme de « The Wine I Love ». Cette application, lancée en 2014, permet à l’internaute, à partir d’une simple photo de l’étiquette d’une bouteille, d’accéder à sa fiche technique, son histoire… Il peut aussi la commander directement chez le producteur – 2 050 références sont déjà présentes dans la « Twilosphère » – avec livraison gratuite en points-relais à partir d’un achat de six bouteilles. Revoilà l’ombre d’Uber, mâtinée de celle d’eBay…
Une ubérisation guette-t-elle négociants et cavistes ? La meilleure défense, c’est l’attaque. Ainsi Duclot, qui n’écoule pas plus de 5 % de ses vins par Internet, fut le premier à investir un marché de niche très rentable : celui des primeurs bordelais, avec un site et une appli spécialisés, Chateauprimeur.com. Les bonnes années, ce site éphémère, ouvert d’avril à septembre, peut générer « jusqu’à deux tiers de notre activité primeurs sur certains millésimes », dit Ariane Khaida.
Pour fidéliser ceux qu’elle appelle ses « geeks du vin », en quête de grands crus « avant qu’ils ne deviennent inaccessibles », une application mobile créée tout exprès leur permet de suivre la mise aux enchères des primeurs en temps réel : « Dès que les prix sont connus, nos clients reçoivent une alerte et ils peuvent passer commande en deux clics. »
« Les primeurs, c’est un vrai business si le millésime est bon », confirme Aubert Bogé, héritier du négoce familial et cofondateur de Millesimes.com. Avec 1 500 à 2 000 connexions par jour, le site génère un panier moyen de 1 000 euros par internaute, soit près d’un quart du chiffre d’affaires de la maison de négoce. Un vrai relais de croissance.
Essayer, c’est adopter
Bogé Junior n’entend pas s’arrêter en si bon chemin. Il vient d’adopter l’innovation de l’année : la création d’échantillons pour goûter avant d’acheter. Un procédé de la start-up lyonnaise Vinovae, qui permet, à partir d’une bouteille, de réaliser 36 échantillons de 2 cl – la dose de concours de dégustation. « En juin, nous avons pu faire goûter à nos clients nos coups de cœur, se félicite Aubert Bogé. Faire découvrir, partager, c’est notre ADN, et c’est ça, la magie du vin ! »