« Enquête au paradis » : les 72 vierges du désastre
« Enquête au paradis » : les 72 vierges du désastre
Par Jacques Mandelbaum
En Algérie, Merzak Allouache scrute un mythe propagé au-delà du salafisme.
« Enquête au paradis », film franco-algérien de Merzak Allouache. / ZOOTROPE FILMS
Retour de Merzak Allouache, 73 ans, pugnace comme jamais, sur les écrans. D’aussi loin qu’on se souvienne, l’homme navigue au gré d’une histoire violente entre l’Algérie, son pays natal, et la France, où il a effectué une partie de sa formation, et même de sa carrière. Le genre de l’artiste est frontal, sans ambages, plus particulièrement allergique à l’intolérance et à l’intégrisme. Un rentre-dedans qui passe par des formes éclectiques, du documentaire à la fiction, de la comédie au film à charge. Mentionnons pour mémoire Omar Gatlato (merveilleux premier long-métrage algérien, 1976), Bab El-Oued City (1994), Chouchou (2003), Les Terrasses (2013).
Enquête au paradis est un documentaire fictionnalisé. Entendons par là que l’essentiel y procède d’une enquête classique, mais que la personne qui la mène est une actrice interprétant le rôle d’une journaliste. A franchement parler, on ne voit pas en quoi ce dispositif, qui ne parvient pas à constituer tout à fait la médiatrice en personnage, apporte davantage au film qu’un documentaire qui aurait été mené par le cinéaste en son nom propre, ou aux côtés d’une véritable journaliste. Il faut croire qu’il était plus envisageable pour le réalisateur de procéder par ce dispositif de médiation. Il est aussi probable que Merzak Allouache souhaitait une femme dans ce rôle, eu égard à la teneur du film.
Laquelle consiste en une succession de rencontres focalisées sur la croyance de l’islam en ce fameux paradis doté de vierges rétribuant généreusement au ciel les hommes qui se seront sacrifiés sur terre pour leur dieu. La question s’adresse, de manière très différente, d’ailleurs, à trois types d’interlocuteurs.
Sensualité « sans Nivea »
D’abord aux propagateurs de la doctrine, qui n’apparaissent qu’à travers des extraits de cassettes de prédicateurs salafistes brodant autour du thème de manière parfois stupéfiante, l’un d’entre eux s’enflammant à la description détaillée de la sensualité des vierges, obtenue, dit-il, « sans Nivea ». Puis un reportage au pied levé interroge « l’homme de la rue » (de l’adolescent dans un centre Internet au vétéran sur un marché), témoignant de l’imprégnation de cette croyance parmi le peuple.
Enfin, l’entretien classique est mené sur le terrain de la rationalité, auprès de personnalités susceptibles d’apporter, depuis leur position particulière, une explication à ce phénomène. La sphère intellectuelle est ici particulièrement sollicitée (depuis les écrivains Kamel Daoud et Boualem Sansal jusqu’à l’actrice Biyouna, en passant par le militant socialiste Fethi Gherras), dont les propos forts et libres, la dignité de pensée et la lucidité pénétrante impressionnent. Deux témoignages sortent nettement de cette épure, et ne sont pas loin de constituer l’élément le plus saillant du film. Il s’agit d’un militant salafiste repenti et d’un cheikh d’obédience malikite. Emises depuis l’intérieur de l’islam, leurs paroles critiquant d’un point de vue différent la dérive fondamentaliste, n’en ont que plus de poids.
Autant d’interventions qui convergent dans la description d’un désastre politique, culturel et social de grande envergure dans une Algérie contemporaine où le multiculturalisme, le progressisme et la démocratie ont été laminés par un pouvoir autocratique.
Place aurait ainsi été faite, à compter des années 1990, à l’arrivée massive de l’argent et des médias d’Arabie saoudite au service du wahhabisme (1 200 chaînes satellitaires religieuses diffusent en Algérie, contre 30 chaînes laïques). Soit l’instrumentalisation délibérée de la stagnation et de la frustration sociales pour mieux conforter les pouvoirs en place ; la mise entre parenthèses du monde réel au profit d’une rétribution post mortem ; l’enseignement d’une théologie de la mort qui sape l’envie de vivre et de se battre pour améliorer l’ici-bas. L’inverse, on l’aura compris, de ce que fait ce documentaire pétri de vitalité, qui propose in fine, histoire d’en sourire quand même, la possibilité d’une mauvaise interprétation du texte sacré sur le paradis, où attendrait en réalité pour chaque homme non pas 72 jeunes vierges, mais une seule vierge de 72 ans…
Film franco-algérien de Merzak Allouache. Avec Salima Abada, Younès Sabeur Chérif, Aïda Kechoud (2 h 15). Sur le web : www.facebook.com/Enqueteauparadis, www.zootropefilms.fr
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 16 janvier)
- The last family, film polonais de Jan P. Matuszynski (à ne pas manquer)
- Alice Comedies volume 2, programme de quatre courts-métrages américains de Walt Disney (à voir)
- Enquête au paradis, documentaire français et algérien de Merzak Allouache (à voir)
- 3 Billboards, les panneaux de la vengeance, film américain de Martin McDonagh (à voir)
- La surface de réparation, film français de Chris Régin (à voir)
- Ami-Ami, film français de Victor Saint Macary (à voir)
- Le rire de ma mère, film français de Colombe Savignac et Pascal Ralite (pourquoi pas)
- Last Flag Flying, film américain de Richard Linklater (pourquoi pas)
- In the fade, film allemand de Fatih Akin (on peut éviter)
- L’Enfant de Goa, film indien, hollandais et français de Miransha Naïk (on peut éviter)
- La juste route, film hongrois de Ferenc Török (on peut éviter)
Nous n’avons pas pu voir
- Brillantissime, film français de Michèle Laroque
- Femme et mari, film italien de Simone Godano
- Notre créativité oubliée, film français de Etienne Gary
- Trois Silences, film français de Diane Rudychenko, Nilolaus Roche-Kresse
- 24h Limit, film américain de Brian Smrz
- Winter War, film français de David Aboucaya