Martin Vanier : « Il faut craindre le prêt-à-penser de l’urbanisme convenable »
Martin Vanier : « Il faut craindre le prêt-à-penser de l’urbanisme convenable »
Propos recueillis par Jean-Pierre Gonguet
Les mystères du Grand Paris (6/10). Pour Marin Vanier, géographe et professeur à l’Ecole d’urbanisme de Paris, l’aménagement urbain de la région capitale est en panne d’idées.
Martin Vanier
L’idée d’aménagement du territoire est-elle encore possible dans une métropole comme celle du Grand Paris ?
La pensée aménagiste, légitime dans les années 50, n’a plus de sens aujourd’hui. C’est en région parisienne que son essoufflement a été le plus spectaculaire. Dès que l’on veut relancer la machine à projets, on évoque, pieusement, la phrase mythique du général de Gaulle qui, survolant la région parisienne, lance au préfet : « Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bordel ! » On en est toujours là en 2018. Dans l’impossibilité de se saisir d’un problème d’aménagement autrement qu’en repartant là où on l’avait laissé à la fin des années 60.
Le sens de l’action publique n’est-il pas pourtant de mettre de l’ordre, en particulier dans une métropole qui s’étale ?
Pas forcément. On pense toujours qu’il faut avoir un grand dessein pour ordonnancer l’espace urbain avec, en Ile-de-France, les grandes figures de l’aménagisme francilien : « rééquilibrer l’Est et l’Ouest », « fabriquer du polycentrisme », « désenclaver », etc. On réfléchit toujours comme si le régalien avait encore une puissante capacité de transformation par l’objet technique salvateur. On pense que si l’on investit 35 milliards dans le Grand Paris Express, il va forcément se passer quelque chose. C’est certain, mais quoi au fond ? Bien malin qui peut dire comment va réagir le système complexe qu’est la région métropolitaine.
Pourquoi la classe politique n’arrive-t-elle pas à produire une vision à la hauteur des nouveaux enjeux métropolitains ?
Le système politique ne peut tout simplement pas la produire. Pas de la manière dont il fonctionne. Du maire au député, ceux qui fabriquent l’architecture de nos représentations restent les héritiers de ce qui s’est forgé laborieusement au XIXe siècle. Personne n’imagine qu’un élu puisse être autre chose qu’un élu de territoire avec son périmètre souverain. Cette forme de complaisance politique collective à l’égard de ce vieux machin qu’est le territoire et qu’on adore invoquer au nom de la République perdure. La société politique est assez étanche à d’autres modes de fonctionnement, d’autres logiciels, d’autres systèmes de valeurs. C’est de là que viennent cette détestation grandissante de la ville et ce rêve de retourner aux places de village, même au cœur de la métropole. La France réagit à cette mondialisation dont elle ne veut pas avec une invocation surmultipliée au local, à l’autonomie, aux circuits courts, à l’entre-soi. Mais chacun sait parfaitement que c’est exactement l’inverse qui se déploie. Le problème est culturel, très ancré dans ce pays, qui cultive la nostalgie de son rapport à un cadre collectif stabilisé.
Paris est une ville monde qui doit s’adapter à la mondialisation. Cela peut-il faire peur à certains, à ceux qui ne supportent pas l’idée d’une mondialisation heureuse ?
Bien sûr. Un pays qui cultive le souvenir de sa puissance et doit pourtant entrer dans un jeu mondial où il n’y a plus de souveraineté mais des partages de souveraineté est évidemment saisi de vertige. C’est encore plus vertigineux dans la métropole parisienne, qui est l’expression même de la mondialisation. La métropolisation, c’est la mondialisation. Dans le Grand Paris plus qu’ailleurs. Les Franciliens veulent fuir ce paroxysme de cosmopolitisme avec ses 200 nationalités différentes, échapper à la mondialisation ? Pas de chance, ils sont assis dessus.
Comment peut-on penser l’aménagement de Paris dans la mondialisation ?
« Arrêter l’étalement urbain », « densifier l’existant »… Ce discours n’est plus à la hauteur des exigences de notre système urbain en réseau. Le défi de l’aménagement, c’est de faire système. De permettre à chacun d’y trouver sa place et de pouvoir y évoluer : un système de mobilité, un système d’emploi, un système résidentiel. Face à une pensée anti-système de plus en plus violente, il faut montrer que le système change, devient plus juste, plus émancipateur, plus durable. L’action publique, les collectivités, les investisseurs publics et privés, les grandes autorités qui font le Grand Paris Express ne devraient avoir qu’une obsession : faire système. Et cela veut dire que ce que l’on met au cœur de toute action, c’est l’impératif de coordination. Dans l’informatique, on sait ce que « faire système » veut dire, parce qu’il n’y a pas d’objet intelligent qui ne soit connecté à d’autres. L’action publique devrait s’en inspirer davantage.
Faire système, c’est changer d’échelle ?
La prise de hauteur est essentielle pour réfléchir à une nouvelle organisation de l’aire urbaine. Un point de vue un peu démiurgique permet de trouver la façon de gérer ce que personne ne saisit quotidiennement dans toute sa dimension. De cela dépend notre capacité à faire émerger un désir de ville, des idéaux de ville qui valent de Villeneuve-Saint-Georges à Issy-les-Moulineaux. Pour l’instant, dans les débats autour des gares du Grand Paris Express, le premier contact dans la petite couronne est très dur : « Quelle est cette ville que vous nous imposez ? » demandent constamment les citoyens. L’opération d’aménagement autour de la station Rosa Parks et du boulevard Macdonald est assez exemplaire : énormément de moyens financiers, quelques très belles réalisations, mais cela en fait-il un morceau de ville auquel on a envie de s’attacher ? Ce n’est pas raté, mais est-ce un modèle de transformation de la ville qui donne envie ? On cherche le modèle de ville de la zone dense, mais, pour l’instant, je ne vois guère de propositions.
Les élus, l’Etat seraient trop focalisés sur le transport et la mobilité, mais pas sur la ville qui va avec ?
La mobilité est indispensable. Elle ne suffit pas. Il faut penser la manière dont les lieux deviennent interdépendants à travers le réseau d’aménités, leurs besoins d’entrants et de sortants, à travers les questions de l’économie circulaire, de la gestion de l’énergie ou des parcours résidentiels. Mille sujets et flux qui ne peuvent évidemment se résumer à un transport, fût-il génial. En fait, ce sont les grands opérateurs de service publics ou privés d’énergie, de déchets, de tous grands systèmes techniques d’information qui fabriquent réellement la métropole. Ils sont les seuls à avoir une pensée systémique de la métropole. Mais cela ne fait en aucun cas un projet urbain.
Cela signifie-t-il que la production de la ville est en train de se privatiser, faute d’argent public et de gouvernance adéquate ?
Mais l’essentiel de la production de la ville a toujours été privé ! Ces belles villes dont nous faisons des modèles d’urbanisme et d’intelligence résultent des investissements de grandes familles d’affaires ou de commerce qui souhaitaient des espaces de vie et de reproduction sociale qui leur convenaient. Ceci dit, le pouvoir a un devoir de structuration symbolique de l’ensemble, un pouvoir décisif sur l’espace public, une fonction monumentale essentielle. Et de son côté le marché peut très bien être bassement routinier, sans audace aucune. Au fond, ce qu’il faut craindre pour la production de la métropole parisienne, c’est moins la mainmise du privé, une gouvernance faiblarde, un public trop ceci ou un privé trop cela, qu’une culture contemporaine de l’urbain sans visée transformatrice, sans innovation, sans nouvelles utopies, où régnerait un prêt-à-penser de l’urbanisme convenable.
Cet article fait partie d’une série de dix chroniques autour du Grand Paris Express, publiées sur la chaîne Smart Cities du Monde.