« Le 15 h 17 pour Paris » : la légende naît de l’ennui
« Le 15 h 17 pour Paris » : la légende naît de l’ennui
Par Thomas Sotinel
Clint Eastwood s’attache aux vies ordinaires des trois Américains qui empêchèrent, en 2015, un carnage à bord du Thalys où était monté un terroriste.
D’ordinaire, les films sont « inspirés de faits réels ». Le 15 h 17 pour Paris, de Clint Eastwood, découvert en salle ce 7 février (le film a été gardé sous scellé jusqu’à sa sortie française, deux jours avant l’américaine), peut se targuer d’inspirer la réalité.
Cette fiction, qui relate la tentative avortée d’attentat contre les passagers du Thalys, le 21 août 2015, est lourdement lestée de réel. Les trois soldats américains qui jouèrent un rôle essentiel dans la mise en échec d’Ayoub El-Khazzani, monté à bord du train avec un fusil d’assaut et des armes de poing, tiennent leurs propres rôles, comme d’autres acteurs du drame, passagers ou équipe médicale.
Au moment où débutaient les premières projections du 15 h 17 pour Paris, on apprenait, sur France Inter, que le magistrat qui instruit l’affaire venait de refuser à l’avocate d’El-Khazzani l’organisation d’une reconstitution au motif que « la réalisation d’un film retraçant les faits (…) est de nature à entraîner (…) une confusion des genres incompatible avec la recherche de la vérité ». Sans le vouloir, et probablement sans s’en soucier, Clint Eastwood a d’ores et déjà influé sur le cours de l’instruction.
Sans souci, parce que la préoccupation première du cinéaste, ces derniers temps, ne le porte pas vers la recherche de la vérité, mais du côté de l’alchimie par laquelle celle-ci se mue en légende. Après les GI devenus personnages d’une icône patriotique (Mémoires de nos pères), le bon à rien texan exalté en tant que tireur d’élite (American Sniper), le pilote quasi sexagénaire forcé de devenir l’ange gardien de ses passagers (Sully), Eastwood prend pour sujets d’étude Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler, trois amis qui se sont connus au collège à Sacramento (Californie), deux soldats et un étudiant, des garçons ordinaires.
Soap opera traditionnel
Plutôt que de mettre en scène, comme il l’a fait dans les précédents films, des héros qui s’acquittent du prix de la gloire, l’auteur-interprète du Maître de guerre s’attache à ces vies ordinaires, avant qu’elles ne soient transfigurées par quelques minutes de violence.
C’est prendre – cette fois en toute connaissance de cause – le risque de l’ennui. Il est assumé ici avec une ferveur ascétique, pour redire encore une fois que, sur l’enclume de la banalité (voire, ici, de la médiocrité), on peut forger la grandeur d’une nation.
Pas plus que, dans American Sniper, il ne s’intéressait à ce qui pouvait pousser des Irakiens à prendre les armes contre l’armée américaine, Eastwood ne se préoccupera de ce qui peut bien pousser un jeune Marocain à monter dans un train armé jusqu’aux dents. El-Khazzani (Ray Corasani) restera une silhouette mortifère.
Découpée en quelques plans prémonitoires et une description minutieuse mais très brève (respect de la chronologie des faits oblige), l’attaque du Thalys ne dure pas plus d’un dixième du film. Le reste du 15 h 17 pour Paris est occupé par de longs retours en arrière, appesantis par la présence, dans les trois rôles principaux, d’acteurs non professionnels qui peinent à redonner vie à leur existence passée. Les séquences qui évoquent l’enfance du trio, à Sacramento, relèvent, elles, du soap opera traditionnel. Eastwood pénètre dans l’intimité familiale de Stone et Skarlatos, confiant les rôles de leurs mères aux actrices Jenna Fischer et Judy Greer, tout en se tenant à l’écart de celle de Sadler, le seul Afro-Américain du trio.
Abrutissante odyssée
Une fois les trois garçons grandis, les enfants acteurs cèdent la place aux modèles originaux. Le scénario de la débutante Dorothy Blyskal suit pas à pas les efforts peu fructueux de Spencer Stone pour intégrer une unité d’élite de l’armée de l’air, et les échecs à répétition que subit le garçon. On entrevoit un moment une affiche du Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick, et il y a quelque chose du sadisme du sergent instructeur dans l’acharnement avec lequel Clint Eastwood refait faire à Spencer Stone le chemin peu glorieux qui l’a mené jusqu’à la gare d’Amsterdam.
Dans les jours qui précèdent leur embarquement à bord du Thalys, les trois garçons sillonnent l’Europe avec pour tout arsenal une perche à selfie. Tom Stern, grand directeur de la photographie, filme Rome, Venise, Berlin et Amsterdam avec l’enthousiasme dérisoire d’un propriétaire de smartphone. De la somme de platitudes échangées au long de cette abrutissante odyssée émerge une tirade de Stone, qui se dit convaincu d’être poussé par une force mystérieuse vers « quelque chose de plus grand que lui ».
Cette destinée manifeste – pierre angulaire de l’identité des Etats-Unis d’Amérique – s’accomplira, arrachant les trois garçons à la réalité pour les placer dans un panthéon où se côtoient les saints (Lincoln) et les criminels (William Sherman). Le passage de l’un à l’autre prend la forme d’un étonnant final, montage des images tournées à l’Elysée lors de la remise de la Légion d’honneur aux trois Américains (ainsi qu’au Britannique qui leur prêta son concours) et de plans reconstitués. Dans le contrechamp de François Hollande célébrant les héros, on voit ainsi les actrices qui jouent les mères de ceux-ci.
« Le 15 h 17 pour Paris », film américain de Clint Eastwood, avec Spencer Stone, Alex Skarlatos, Anthony Sadler, François Hollande (1 h 30).