De la romance nunuche à la chronique sociale : les shojos, mangas mal aimés
De la romance nunuche à la chronique sociale : les shojos, mangas mal aimés
Par Pauline Croquet
Une mauvaise réputation colle encore à ces BD japonaises romantiques dont les amateurs défendent la qualité et la diversité.
Extrait d’une couverture du manga shojo « L-DK ». / L-DK © Ayu WATANABE / Kodansha Ltd.
Trop fleur bleue, trop superficiel, trop enfantin… les lecteurs de manga ne sont pas toujours tendres avec le shojo, un registre de BD romantique à destination des jeunes filles. Un genre pourtant historique au Japon et fleuron de certaines puissantes maisons d’édition.
Si le shojo se centre majoritairement sur les histoires d’amour de collégiennes ou lycéennes, leur traitement n’est pas forcément mièvre. En témoignent les deux titres qui ont propulsé le genre en France en 2002 : Fruits Basket, réédité mercredi 14 février, évoque une malédiction magique qui s’abat sur une famille. Nana, autre énorme succès, raconte le destin croisé de deux jeunes femmes aux prémices de leur vie d’adulte. « Fruits Basket et Nana ont marqué les esprits au Japon aussi. En France, quand ils sont arrivés quelques années après, il n’y avait pas de marché du shojo à proprement parler », explique Bruno Pham, directeur éditorial de la maison d’édition Akata.
« La trame classique du shojo reste la romance », concède Carole, fondatrice de Club Shojo, un des rares sites francophones dédiés à ces mangas, « mais encore maintenant, on peut trouver de nombreux mangas “tranches de vie” très réussis comme les séries Orange ou encore Perfect World qui traite avec justesse de handicap ». Bien qu’il existe des shojos fantastiques, par exemple les BD « magical girl », dont les principales ambassadrices sont Sailor Moon et Sakura, chasseuse de cartes, le genre a pour lui qu’il est bien plus souvent ancré que d’autres dans la réalité et le quotidien. « Le shojo peut-être un miroir de la société et de ses évolutions. Il est aussi une excellente porte d’entrée sur le manga en général. Nombre d’amateurs ont commencé par des shojos », assure Bruno Pham.
Rangé dans la sous-culture
De nombreux titres ont d’ailleurs su séduire un public beaucoup plus large que la cible habituelle des femmes entre 15 et 25 ans. Fruits Basket s’est, par exemple, vendu en France à plus de deux millions d’exemplaires, un chiffre excellent. Il paraît toutefois dérisoire face à ceux du shonen, genre roi du manga à destination des garçons. Naruto a, par exemple, dépassé, en France, les 18 millions d’exemplaires.
Pour Pascal Lafine, directeur éditorial chez Delcourt, la différence de succès s’explique notamment « par le fait que les séries shonen comme Naruto ou One Piece comptent plus de 50 tomes et fidélisent sur plusieurs années, là ou les séries shojos se terminent en moyenne en dix volumes ». Mais il estime aussi qu’on ne donne pas la même chance aux mangas romantiques sur les étals des librairies. « Le shojo est un peu devenu le nouveau roman Arlequin. Cela marche bien auprès des lecteurs, mais c’est considéré comme de la sous-culture. Beaucoup de libraires et de professionnels de l’édition sont des hommes, ce qui n’aide pas à mettre en avant ce style. Et il est compliqué pour un lecteur d’avancer dans une librairie en demandant : “Bonjour, je voudrais une histoire d’amour avec un peu de sexe” », ajoute M. Lafine. « On s’est pris les pieds dans le tapis », admet Bruno Pham, « après le succès de Fruits basket et de Nana, on a publié vite et en trop grande quantité, cela a pu perdre. Les œuvres pouvaient se ressembler et présenter des qualités vraiment inégales. » Avec une multiplication exponentielle de séries contenant « love » dans le titre, ironise-t-on parfois dans les maisons d’édition.
A la Japan Expo 2017, des éditeurs ont créé des espaces consacrés au manga shojo. / Pauline Croquet / Le Monde
Pourtant, beaucoup de lecteurs de mangas, y compris les plus sourcilleux, dévorent des shojos sans même le savoir. Certains éditeurs hexagonaux préfèrent en effet commercialiser des séries shojos dans une autre catégorie pour éviter les a priori. Or, pour Bruno Pham, « en retirant ces titres souvent prometteurs de la catégorie shojo comme Les Enfants de la baleine ou Le Requiem du roi des roses, on continue d’ostraciser le genre, de le reléguer au rang de sous-produit ». En France, les mangas labellisés « shojo » sont souvent limités aux seules comédies à l’eau de rose. Au Japon pourtant, le terme est plus large : il désigne tous les mangas publiés dans un magazine pour jeunes filles, qu’il parle d’amour ou non.
Une représentation des femmes parfois problématique
Le shojo soulève toutefois d’autres critiques que leur niaiserie supposée. « Au-delà de l’aspect gnangnan, il est vrai que certaines œuvres peuvent être vraiment problématiques du point de vue de l’image de la femme », reconnaît Carole, du site Club Shojo, qui couvre l’actualité de ce genre depuis 2008. Les shojos mettent parfois en scène des personnages féminins, dont l’unique objectif est de plaire aux garçons, se montrant soumises et se faisant humilier. Pascal Lafine de Delcourt la rejoint :
« Une grande partie des shojos qui cartonnent fonctionnent sur ce registre, hélas ! Dans le shojo, il y a beaucoup d’héroïnes neutres, qui subissent les histoires. En revanche, les exceptions à ce modèle font aussi recette, rénovent le style. Par exemple, chez nous, “Cheeky Love” parle d’une jeune fille qui fait preuve de beaucoup de caractère et ne se laisse pas faire. »
Des titres sont venus aussi casser l’image d’héroïnes faites dans un même moule de poupée mannequin : Telle que tu es ou Ugly Princess abordent la question de l’importance de la beauté physique chez les ados. D’autres titres parlent de sexe au féminin avec liberté comme le très populaire Game, qui sera publié en France par Akata en mars.
Désormais, la majeure partie des éditeurs français ont une collection shojo. « Il y a de la demande de la part des lecteurs qui sont exigeants et réclament des titres plus sobres, avec du fond. Beaucoup de ceux-ci ont grandi avec le shojo et veulent des histoires plus adultes, les éditeurs ont dû développer un vrai plan shojo et font plus attention aux titres sélectionnés », explique-t-on chez Pika. L’éditeur commercialise un des best-sellers du moment : L-DK, l’histoire d’une lycéenne qui se retrouve en colocation avec le prince du lycée.
Pour les professionnels, le shojo a un bel avenir, d’autant plus qu’il occupe une place laissée libre par la bande dessinée occidentale. « La BD pour adolescentes est quasiment inexistante, et la littérature comme on peut retrouver chez les romans pour adolescents, la “chick lit”, n’existe pas en BD occidentale alors que c’est un registre à succès. Le shojo occupe cet espace », observe Pascal Lafine. Un constat partagé par Bruno Pham : « On oublie souvent que le monde du shojo manga a historiquement largement ouvert la BD aux femmes, notamment dans le nombre d’autrices éditées. »