Poétique de l’horreur et métaphysique de l’absurde : notre sélection cinéma
Poétique de l’horreur et métaphysique de l’absurde : notre sélection cinéma
Chaque mercredi, La Matinale vous fait part de ses coups de coeur sur grand écran.
L’actrice britannique Emilia Jones interprète Beth dans « Ghostland », réalisé par Pascal Laugier. / MARS FILM
LES CHOIX DE LA MATINALE
Un film japonais sur les émissaires mystérieux d’une race extraterrestre, un long-métrage français qui revisite la jeunesse à la sauce épouvante et la vie de « Chien » de Samuel Benchetrit : retrouvez nos choix de la semaine.
INVASION EXTRATERRESTRE : « Avant que nous disparaissions », de Kurosawa
Avant que nous disparaissions - Bande annonce - Au cinéma le 14 mars
Durée : 01:19
Depuis Shokuzai (2012), l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa, maître japonais des hantises domestiques, s’apparente de plus en plus à un laboratoire, où chaque nouveau film semble prendre la tangente du précédent. Succédant à un essai de fantastique banlieusard français (Le Secret de la chambre noire, 2016) et à un obsédant polar sous hypnose (Creepy, 2016), Avant que nous disparaissions investit le champ de la science-fiction eschatologique. Dans une ville située à proximité d’une base américaine, le massacre d’une famille et la disparition simultanée d’un particulier sèment le trouble. Ils sont le fait de trois individus étranges – un homme déphasé et deux adolescents violents –, qui se prétendent les émissaires d’une race extraterrestre, camouflés dans des corps humains d’emprunt. Isolés, ils cherchent à se réunir afin de déclencher une invasion, qu’ils annoncent imminente et inéluctable. Mais, en attendant, ils ont besoin de « guides » – des humains complices – pour les assister incognito dans leurs manœuvres.
Derrière cette trame, qui paraîtra peut-être datée, le film repose sur une idée passionnante, qui en complexifie singulièrement les enjeux et les représentations : les émissaires ont pour mission de récolter un maximum de concepts humains pour faciliter l’invasion qui vient. La perte de ses fondements de pensée laisse l’humanité hébétée, aphasique, ou alors hurlant à la lune, comme sujette à une épidémie de démence. En figurant ainsi une perte générale de sens, à l’échelle de toute une société (voire du monde), Kurosawa confirme la stature existentielle de son cinéma, amorçant une pensée sur l’homme en postulant la raréfaction même de l’humain. Mathieu Macheret
« Avant que nous disparaissions », film japonais de Kiyoshi Kurosawa. Avec Masami Nagasawa, Ryuhei Matsuda, Hiroki Hasegawa, Mahiro Takasugi, Yuri Tsunematsu (2 h 09).
CONTE CRUEL DE LA JEUNESSE : « Ghostland », de Pascal Laugier
GHOSTLAND Bande Annonce (Mylène Farmer, Pascal Laugier, 2018)
Durée : 01:52
Une femme (c’est Mylène Farmer dans un rôle inattendu) et ses deux filles adolescentes, Beth et Véra, s’installent dans une maison de famille, très isolée dans un coin de campagne. Le soir même de leur arrivée, deux inconnus à l’apparence un peu monstrueuse (un colosse et une créature au genre indéfini) pénètrent dans la maison et agressent les habitantes, s’acharnent à maîtriser les deux jeunes filles et essaient de tuer la mère qui tente de défendre sa progéniture. Après quelques minutes de violence, le récit semble faire un bond dans le futur. Beth est devenue écrivain à succès, auteure de romans fantastiques, adulée du public. Elle vient d’écrire un nouveau livre dont on devine qu’il s’inspire de ce qu’elle a vécu cette nuit-là. Le drame survenu dans sa jeunesse paraît pourtant oublié. Un coup de téléphone de sa mère la ramène dans la maison où celle-ci, ainsi que sa sœur devenue folle à la suite du traumatisme vécu quelques années plus tôt, demeure encore.
Ghostland fonctionne sur différents niveaux de conscience (souvenirs, hallucinations ?) et propose un labyrinthe narratif et mental au centre duquel se perdrait un spectateur par ailleurs soumis à un certain nombre d’intenses stimuli. La jeune fille se retrouve de nouveau propulsée dans la nuit fatale du passé. Elle est devenue le jouet (au sens propre puisque les intrus l’enferment et la déguisent en poupée pour satisfaire les étranges appétits sexuels d’un des assaillants) de ses bourreaux. Cet opéra de cris et de tourments pourrait renvoyer Ghostland à diverses catégories de l’épouvante cinématographique, entre ce que l’on appelle le slasher et le torture porn, entre, disons, Halloween, la nuit des masques, de John Carpenter, et la série des Saw. Mais c’est pourtant dans sa manière de produire de l’effroi que le film de Pascal Laugier affirme sa particularité. Les rituels fétichistes, la transformation des victimes en poupées et en pantins, produisent une singulière poésie de l’horreur. Jean-François Rauger
« Ghostland », film franco-canadien de Pascal Laugier. Avec Mylène Farmer, Emilia Jones, Taylor Hickson (1 h 31).
UNE VIE DE CHIEN, AU SENS PROPRE : « Chien », de Samuel Benchetrit
CHIEN Bande Annonce Complète (Vanessa Paradis, Vincent Macaigne, Comédie Française 2018)
Durée : 01:56
Chez Samuel Benchetrit, écrivain et cinéaste, la comédie grince des dents depuis toujours. Voyez l’histoire abracadabrante que nous conte Chien, qu’on pourrait présenter comme une métamorphose kafkaïenne de Didier (1997), d’Alain Chabat, croisée avec une interprétation littérale du chef-d’œuvral Ne me quitte pas, de Jacques Brel. Un type qui s’appelle Jacques Blanchot (Vincent Macaigne) perd du jour au lendemain tout ce qui constituait sa raison de vivre. Sa femme, son fils, son travail, sa maison, qu’il faut tout de même de continuer de payer pour ne plus y vivre. Le pourquoi ne sera jamais explicité par le film, en cela d’une louable concision et d’un réalisme d’airain : peu nombreux sont ceux qui le savent. Le comment, en revanche, est mieux servi. Comment, notamment, et même essentiellement, Jacques Blanchot devient un chien.
C’est une Passion qui s’inaugure alors. Faire le chien, comme on ferait le mort. Accepter l’avilissement, la bêtise, la cruauté du monde et des hommes (et des femmes, sauf le respect de #metoo), avec un exemplaire abandon de soi-même et de grands yeux confiants. Blanchot, viré de partout, cher à plus personne, rebut vivant, devient SDF et est recueilli par le maître-chien, seule personne au monde qui se soucie de lui, à condition qu’il se comporte et reçoive les coups en chien. La marche du film, sur le fil de ce surréalisme verdâtre renchéri au scope, en devient presque pénible. Le monde, en vérité, l’est-il moins ? Jacques Mandelbaum
« Chien », film français de Samuel Benchetrit. Avec Vincent Macaigne, Vanessa Paradis, Bouli Lanners (1 h 34).