Contre le paludisme, rendre le sang humain toxique pour les moustiques
Contre le paludisme, rendre le sang humain toxique pour les moustiques
Par Florence Rosier
Paludisme, la guerre d’usure (7/10). Les scientifiques étudient la possibilité d’administrer à toute une population une molécule qui tue les anophèles.
Pourrait-on recourir à un « traitement de masse », dans certaines régions, pour enrayer la transmission du paludisme ? La stratégie consiste à administrer à toute une population un médicament contenant une molécule toxique pour l’anophèle, le moustique qui transmet le parasite Plasmodium falciparum, responsable de cette maladie. Lorsqu’il pique une personne dont le sang recèle cette molécule, il meurt avant d’avoir pu transmettre le parasite à quelqu’un d’autre.
« Il s’agit d’un traitement à visée altruiste, relève le docteur Marc Thellier, du Centre national de référence du paludisme en France. Les personnes traitées ne sont pas personnellement protégées. En revanche, ce traitement de masse a un effet globalement protecteur sur la population : il réduit la transmission du moustique à l’homme dans toute une région. »
Cette stratégie est explorée avec un médicament, l’ivermectine, utilisé depuis plus de trente ans dans la prise en charge de deux affections parasitaires répandues : la filariose lymphatique et l’onchocercose, ou « cécité des rivières ». L’ivermectine est aussi indiquée dans le traitement des poux ou de la gale.
« En 1989, une équipe russe a découvert que cette molécule, diluée dans du sang, pouvait tuer une espèce d’anophèle », raconte Marc Thellier. Quand un moustique piquait un lapin traité par l’ivermectine, il mourait au bout de quelques jours.
Le bétail aussi
La piste est un peu tombée dans l’oubli jusqu’à ce qu’on redécouvre cet effet sur le terrain. En 2011, une étude a ainsi montré, dans le sud-est du Sénégal, que le taux d’infection par Plasmodium falciparum chutait au sein des populations qui avaient reçu de l’ivermectine contre la cécité des rivières. Cet effet concernait le paludisme transmis par l’espèce Anopheles gambiae. Ce médicament « pourrait être un outil puissant et synergique pour réduire la transmission du paludisme dans les régions épidémiques », concluaient les auteurs, issus de l’université du Colorado et du ministère sénégalais de la santé.
En 2014, cet effet a été confirmé dans des villages du Sénégal, du Liberia et du Burkina Faso. Mais les questions posées restaient nombreuses. L’ivermectine serait-elle efficace contre les principales espèces de moustiques qui transmettent le parasite, différentes selon les régions du monde ? Quelles seraient, par ailleurs, les régions qui en bénéficieraient le plus ? Et selon quelles modalités d’administration : à quelle dose traiter les populations, combien de fois et à quel rythme ?
Selon les dernières études, parues en 2017, « il semblerait qu’il faille traiter régulièrement les gens pour limiter durablement la transmission, car la molécule est très efficace dans la première semaine qui suit la prise puis l’effet s’estompe et disparaît au bout de quelques semaines », précise Marc Thellier.
Pour l’heure, il est trop tôt pour que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande ce traitement de masse. « Certains experts pensent que c’est une stratégie intéressante. Il pourrait être utile de l’appliquer aussi au bétail ciblé par certaines espèces de moustiques », indique Marc Thellier.
Questions éthiques
Un autre traitement de masse contre le paludisme, à base de primaquine, est déjà recommandé par l’OMS. La primaquine est indiquée dans le traitement des « accès de reviviscence » (une résurgence de la maladie à partir de cellules infectées dormantes) de certaines espèces de paludisme : elle détruit les cellules dormantes du parasite, réfugié dans le foie des sujets infectés. « Mais en plus de cette action, on s’est aperçu que la primaquine pouvait bloquer le développement de Plasmodium falciparum chez le moustique en empêchant la fusion de ses gamètes », explique Marc Thellier.
L’OMS recommande son utilisation en administration unique, faiblement dosée, chez tous les gens qui font un accès de paludisme. « C’est en Asie du Sud-Est que ce traitement est le plus utilisé, parce que l’enjeu est crucial : il s’agit de limiter la diffusion du parasite dans une région où Plasmodium falciparum développe des résistances aux traitements actuels. » En Amérique du Sud aussi, cette recommandation est plus ou moins bien suivie. En Afrique, elle est plus compliquée à mettre en œuvre.
Ces stratégies soulèvent aussi des questions éthiques. On donne un médicament à des personnes qui n’en ont pas directement besoin pour leur propre santé : il faut donc s’assurer de son innocuité. Concernant la primaquine, ce médicament peut entraîner des anémies parfois sévères chez les personnes génétiquement déficitaires en une enzyme, la G6PD. Mais l’OMS juge ce risque peu élevé au vu des faibles doses de primaquine administrées.
L’ivermectine, de son côté, semble avoir très peu d’effets indésirables. Elle agit en bloquant certaines voies nerveuses et musculaires des invertébrés, entraînant une paralysie neuromusculaire qui tue les moustiques et d’autres parasites. Mais elle épargne ces systèmes chez les mammifères – donc chez l’homme. Plus de trente ans d’utilisation en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud ont confirmé sa bonne tolérance.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Roll Back Malaria (RBM).
Sommaire de notre série : Paludisme, la guerre d’usure
Dans une série en dix épisodes, Le Monde Afrique détaille les enjeux de la lutte contre cette maladie parasitaire qui a provoqué 445 000 décès dans le monde en 2016.