« Des spectres hantent l’Europe » : les fantômes d’Idomeni
« Des spectres hantent l’Europe » : les fantômes d’Idomeni
Par Jacques Mandelbaum
Deux femmes grecques, Maria Kourkouta et Niki Giannari, signent ce documentaire tourné dans un camp de migrants sur la « route des Balkans ».
Des tragédies qui défigurent l’humanité il n’y a lieu de tirer profit qu’à la mesure des hommes ou des œuvres qui les confrontent, avec la part de courage, de dignité, voire de beauté qu’implique ce mouvement.La question des réfugiés frappant à la porte de l’Europe a ainsi déjà produit, parmi les premiers, un Cédric Herrou, agriculteur et Juste de son état, et parmi les secondes L’Héroïque Lande, la frontière brûle, de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, magnifique documentaire sur la liquidation de la jungle de Calais récemment sorti en salle.
Des spectres hantent l’Europe est à inscrire dans ce sillage. Le film est coréalisé par deux femmes grecques de génération différente, la plus jeune, Maria Kourkouta, venant de l’image, la plus âgée, Niki Giannari, de l’écrit. Parties pour tourner un documentaire sur la guerre civile grecque des années 1940, elles détournent leur chemin pour s’arrêter, en mars 2016, dans le camp d’Idomeni, village grec à la frontière macédonienne, où sèchent sur pied quinze mille réfugiés, bloqués par la décision de la Commission européenne de fermer la « route des Balkans ».
Le film est tout d’abord désarmant. On craint le geste artiste. Aucun dialogue, aucun commentaire, aucune intrigue, aucun enjeu manifeste. Des plans au centre de gravité très bas, qui coupent les personnages filmés de près. Des hommes de dos ou de profil, immobiles, ou traversant le champ. Des cirés kaki à n’en plus finir. Des pieds dans une boue perpétuelle, sous une pluie insistante. Des files d’attente permanentes devant des guichets inexistants. Un horizon laiteux, indifférent, clos. Et puis lentement, cela se décante. Dans l’esprit du spectateur d’abord, qui perçoit la nature participative de ces plans, qui est à son tour saisi par l’ineptie cruelle de l’attente, par l’indifférence suprême de l’environnement, par l’entêtante confusion dans laquelle ces êtres déjà brisés sont abandonnés.
Le film lui-même change insensiblement de registre, montrant les engueulades homériques qui opposent les migrants à bout de nerfs, tentés de stopper les trains de marchandises qui traversent le camp, et le représentant de l’Etat grec, compatriote relégué hors champ, qui ne cesse de les morigéner et de les rappeler à leur devoir de reconnaissance. On sent alors que le film tout entier naît de ce constat révoltant : sur notre continent aujourd’hui, on laisse circuler les trains de marchandises mais plus les hommes, les femmes, les enfants qui ont désespérément besoin de notre aide.
Poème vibrant d’intelligence
Vient enfin l’épilogue, qui fait se lever le vent de la vie sur ce film, en un effet qui n’est pas sans évoquer la fin sublime et joyeuse comme une renaissance, du Goût de la cerise (1997) d’Abbas Kiarostami. Changement impromptu de ton, de cadre, de format, de couleurs. Filmés à la main et à la Bolex seize millimètres en noir et blanc, les réfugiés nous montrent enfin, frontalement, leurs visages, qui se révèlent, divine surprise, pareils aux nôtres. Faibles, ivres de fatigue, et pourtant forts, brûlants d’espoir et de détermination, les yeux profondément et fraternellement plongés dans les nôtres.
Les accompagne sur la bande-son le texte vibrant d’intelligence et de sensibilité d’un poème écrit par Niki Giannari, lu par l’actrice Lena Platonos, dont on ne saurait mieux faire que de citer ces mots : « Les morts que nous avons oubliés, les engagements que nous avons pris et les promesses, les idées que nous avons aimées, les révolutions que nous avons faites, les sacrements que nous avons niés, tout cela est revenu avec eux. Où que tu regardes dans les rues ou les avenues de l’Occident, ils cheminent : cette procession sacrée nous regarde et nous traverse. Maintenant silence. Que tout s’arrête. »
Ramenant avec lui le souvenir du philosophe juif allemand Walter Benjamin, suicidé par désespoir à Portbou (Espagne) en 1940, ce texte, et plus largement ce film, a ainsi le mérite de mettre en perspective ce qui se rejoue du passé dans notre présent, ce que nos hantises doivent à nos fantômes. On trouvera ce texte publié dans son intégralité dans Passer, quoi qu’il en coûte (Ed. de Minuit, 2017), beau livre à deux voix cosigné par Niki Giannari et l’historien de l’art Georges Didi-Huberman.
Trailer | Spectres are haunting Europe | Maria Kourkouta, Niki Giannari
Durée : 01:12
Documentaire francais et grec de Maria Kourkouta et Niki Giannari (1 h 39). Sur le Web : www.survivance.net/document/30/58/Des-spectres-hantent-l-Europe
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 16 mai)
- Senses 5, film japonais de Ryusuke Hamaguchi (chef-d’œuvre)
- 14 Pommes, documentaire birman de Midi Z (à ne pas manquer)
- En guerre, film français de Stéphane Brizé (à ne pas manquer), en compétition à Cannes
- Des spectres hantent l’Europe, documentaire français et grec de Maria Kourkouta et Nikki Giannari (à voir)
- Manhattan Stories, film américain de Dustin Guy Defa (pourquoi pas)
- No dormiras, film espagnol et urugayen de Gustavo Hernandez (pourquoi pas)
Nous n’avons pas vu :
- Corpo elétrico, film brésilien de Marcelo Caetano
- Deadpool 2, film américain de David Leitch
- Et mon cœur transparent, film français de David et Raphaël Vital-Durand
- Tad et le secret du roi Midas, film d’animation espagnol d’Enrique Gato et David Alonso