Entre Gaza et Israël, une journée de dérapage contrôlé
Entre Gaza et Israël, une journée de dérapage contrôlé
Par Piotr Smolar (Gaza, envoyé spécial)
L’armée israélienne a frappé 65 sites militaires palestiniens après des attaques au mortier du Jihad islamique.
Des roquettes tirées sur Israël depuis Gaza à l’aube mercredi 30 mai. / Hatem Moussa / AP
Les bruits sourds des frappes israéliennes imposent leur cadence irrégulière. Les klaxons des voitures retentissent aussi, pour indiquer un retour à la vie : on rentre chez soi, on a soif et on a faim après le jeûne, c’est le ramadan. Des nuages de fumée blanche s’élèvent au-dessus de Gaza, signalant les 65 sites militaires du Jihad islamique palestinien (JIP) et du Hamas que l’armée israélienne a frappés, mardi 29 mai. De leur côté, les Palestiniens ont tiré plus de 70 obus de mortier et roquettes, comptabilisait l’Etat hébreu dans la soirée.
Cette journée a été marquée par la plus grave escalade de violence depuis la guerre de l’été 2014. Pourtant, elle a ressemblé, de part et d’autre, à une forme extrêmement subtile de dérapage contrôlé. On s’est approché du vide pour se souvenir qu’on ne voulait pas y tomber. Les deux factions palestiniennes ont annoncé dans la soirée qu’elles acceptaient un retour au cessez-le-feu, démenti par Israël.
Gaza s’est donc infligé une poussée de fièvre brutale. Est-elle vouée à retomber dans l’intérêt de tous ? Tel est le calcul fait par les acteurs. Comme cet homme plutôt tranquille, assis dans un restaurant totalement vide, à l’éclairage douteux. Daoud Shehab, porte-parole du Jihad islamique, assume au nom de son organisation la responsabilité de l’escalade matinale.
Vers 7 heures, une trentaine d’obus de mortier ont été tirés du territoire palestinien enclavé vers Israël, la plupart interceptés par le système de défense « Dôme de fer ». « Cette réaction était nécessaire pour envoyer un message, nous ne sommes pas faibles et nous pouvons porter atteinte à Israël », dit Daoud Shehab. Un obus a atterri dans l’enceinte d’une école, avant l’arrivée des enfants. La photo du projectile a été immédiatement diffusée par les officiels israéliens, pour montrer selon eux les intentions meurtrières des factions palestiniennes.
« Réaction défensive »
De son côté, Daoud Shehab nie cette interprétation. « Les tirs de mortier ne sont pas intelligents, on ne peut pas précisément savoir où ils tomberont. On n’a pas visé d’école. C’était une réaction défensive contre les snipers. » Le porte-parole rappelle le bilan de la « marche du grand retour », entamée depuis le 30 mars le long de la frontière, et marquée par plus de 110 morts et 3 500 blessés par balles.
Mais l’élément déclencheur de cette riposte armée a été, pour le Jihad islamique, la mort de trois de ses membres, dimanche 27 mai, dans la destruction par Israël d’un poste d’observation. Un peu plus tôt, les soldats israéliens avaient découvert et désamorcé un engin explosif artisanal placé sur la clôture frontalière.
Fin octobre 2017, le JIP avait déjà perdu plusieurs membres lors de la destruction par Israël d’un tunnel d’attaque. Le mouvement islamiste s’était gardé de toute vengeance d’ampleur, sur l’insistance du Hamas.
Mardi 29 mai, le contexte avait donc changé. « Il s’agit d’une escalade calculée, estime Moukhaimer Abou Saada, professeur de sciences politiques à l’université Al-Azhar de Gaza. Il y avait beaucoup de colère accumulée chez les Palestiniens, parce que les Israéliens les ont visés sans réponse de leur part. C’est une façon de dire que ces règles d’engagement ne sont pas acceptables. » Selon l’analyste, le haut niveau de coordination entre le Jihad islamique et le Hamas ne fait aucun doute, les deux factions ayant d’ailleurs publié un communiqué commun dans la soirée. Mais les conséquences de cette fièvre ne seraient pas irréversibles.
« Arrêter toute escalade »
Des tractations intenses ont lieu en coulisses en vue d’une trêve à long terme, négociée de façon indirecte entre le Hamas et Israël. L’Egypte et le Qatar jouent les intermédiaires. « Les tensions depuis mardi matin pourraient créer plus de pression sur toutes les parties afin de parvenir à un cessez-le-feu à long terme », dit Moukhaimer Abou Saada. « Nous avons eu des communications avec l’Egypte dans la journée, qui nous a demandé d’arrêter toute escalade », reconnaît Daoud Shehab, qui précise également que le Hamas avait été averti des tirs de mortier à venir, « trois ou quatre heures avant, sans s’y opposer ».
Selon l’armée israélienne, une partie des obus serait de fabrication iranienne. Le Jihad islamique, considéré comme proche de Téhéran par Israël, s’inscrirait-il aussi dans un conflit régional plus vaste avec l’Etat hébreu ? « L’Iran n’est pas notre père, pourquoi leur aurait-on parlé ? », balaie Daoud Shehab. L’Egypte a d’ailleurs une relation de confiance avec le mouvement.
Comme les autres acteurs, le Jihad islamique ne souhaite pas un embrasement et un nouveau conflit. Il se dit même prêt à imposer « des restrictions pour limiter le nombre de victimes », le 5 juin, pour la prochaine étape de la marche le long de la clôture. « On essaiera de limiter l’afflux des jeunes vers la frontière », dit son porte-parole.
Mardi, le bilan restait très limité sur le plan humain. Trois soldats israéliens ont été légèrement blessés. La grande majorité des tirs palestiniens ont été interceptés ou sont tombés dans des champs. Trois lignes électriques ont été endommagées par une roquette, provoquant une rupture de courant dans le sud de Gaza. Israël a prévenu qu’aucune réparation n’aurait lieu tant que les tirs se poursuivraient. L’armée a aussi détruit un tunnel creusé près de Rafah qui pénétrait en Egypte avant de réaliser une sorte de « U » autour du terminal de Kerem Shalom et se diriger vers Israël. Long de deux kilomètres, il n’était pas encore utilisable.
L’autre animation de la journée a été le départ d’une flottille de Gaza. Les organisateurs voulaient briser le blocus maritime imposé par Israël et convoyer des malades jusqu’à Chypre. A 15 h 30, le comité d’organisation a perdu tout contact avec le bateau, à distance de la côte, bien au-delà de la zone de pêche autorisée. Il était alors entouré de forces navales israéliennes, qui ont tiré dans l’eau en guise d’avertissement.
Les dizaines de rafiots de toutes tailles, rouillés et lépreux, qui l’avaient accompagné depuis le matin étaient déjà repartis vers le port. Le navire a été escorté jusqu’à Ashdod, en Israël, sans incident. A bord, 17 personnes, dont deux blessés de la marche et sept malades du cancer. « Aucun d’eux n’est affilié à une faction ou n’est armé, ils ont tous un passeport valide et leurs médicaments, pour le long voyage vers Chypre », explique Ramadan El Hayek, 30 ans, membre du comité d’organisation de la flottille. La gestion maîtrisée de cette opération à visée médiatique est aussi un indicateur de la volonté israélienne d’éviter un nouveau front.