Les mystères de Jean-Claude Arnault, accusé du premier gros procès de l’ère #metoo
Les mystères de Jean-Claude Arnault, accusé du premier gros procès de l’ère #metoo
Par Anne-Françoise Hivert (Stockholm, envoyée spéciale)
Cet artiste français, jugé pour viol à partir de mercredi à Stockholm, était devenu une célébrité en Suède sur la base d’une légende largement tricotée.
C’est le premier gros procès de l’ère #metoo. Sur le banc des accusés à Stockholm, mercredi 19 septembre : un Français. Inconnu dans son pays d’origine, Jean-Claude Arnault, 72 ans, est une célébrité en Suède, où il vit depuis une cinquantaine d’années. L’homme n’est pas seulement le mari de la poétesse et académicienne Katarina Frostenson ou l’ancien directeur artistique du Forum, une scène prisée de l’élite stockholmoise. Il est aussi à l’origine du retentissant scandale qui a anéanti l’Académie suédoise, institution fondée en 1786 par le roi Gustav III sur le modèle de l’Académie française et chargée depuis 1901 de décerner le prix Nobel de littérature, dont l’édition 2018 a dû être reportée pour cause de crise historique.
L’affaire a éclaté le 21 novembre 2017. Dans un article du grand quotidien Dagens Nyheter (DN), dix-huit femmes accusent le Français de viols et d’agressions sexuelles. Les faits se seraient déroulés entre 1996 et 2007. Certains ont eu lieu à Stockholm. D’autres dans le pied-à-terre parisien de l’Académie, un appartement de la rue du Cherche-Midi, dont Jean-Claude Arnault assure la gestion et qu’il a privatisé, en y collant une étiquette avec son nom sur la porte.
Une affaire vite étouffée
Sur les dix-huit femmes, quatre témoignent à visage découvert. Parmi elles, l’essayiste Gabriella Hakansson, 50 ans, qui vit à Malmö, au sud du pays. A l’automne 2007, ils sont invités à la même soirée à Stockholm. « Il m’a vu, s’est dirigé vers moi. On a à peine échangé quelques mots et il m’a attrapé par l’entrejambe. » Sous le choc, elle le gifle. Les gens autour se retournent. « Certains ont secoué la tête, d’autres ont ricané. On le connaissait. » Seul son compagnon, juriste, ignore l’identité de son agresseur : « Il a proposé de lui casser la figure. Je lui ai dit de laisser tomber, qu’il était connu, que je ne voulais pas causer de problèmes », souffle-t-elle.
Dix ans plus tard, après la publication de l’article de DN, Gabriella Hakansson décide de porter plainte avec plusieurs des accusatrices. Elles sont huit au total. Sept des plaintes seront classées sans suite, les faits étaient prescrits ou les preuves jugées insuffisantes. Il en reste une, jugée à partir de mercredi 19 septembre, par le tribunal de Stockholm. La plaignante, qui a choisi de rester anonyme, accuse Arnault de l’avoir violé à deux reprises en octobre et décembre 2011.
L’affaira aurait pourtant pu éclater bien plus tôt. Dès le 5 avril 1997, un article du tabloïd Expressen, intitulé Sexterror i kultureliten – « La terreur sexuelle dans l’élite culturelle » avait déjà révélé les pratiques du Français. Le journal rapporte qu’une artiste, quelques mois plus tôt, a envoyé une lettre à l’Académie suédoise, à la direction de la culture à Stockholm et au conseil régional, qui tous subventionnent le Forum, dans laquelle elle accuse Arnault de l’avoir « forcée à un rapport sexuel ».
Mais, à l’époque, l’affaire est vite étouffée. Le Français est défendu bec et ongles par sa femme et ses puissants amis, dont plusieurs siègent à l’Académie suédoise. Dans les années qui suivent, son prestige ne fait qu’augmenter. En 2015, il est même fait chevalier de l’ordre royal de l’étoile polaire. Cette médaille, réservée aux membres de la famille royale suédoise et aux personnalités étrangères ayant « œuvré en faveur des intérêts du royaume », lui est décernée par la ministre de la culture, Alice Bah Kuhnke.
« Autant dire que le message était clair, raille Gabriella Hakansson. Même si vous osiez parler, il était évident qu’il ne se passerait rien. » Il faut dire que le Français a assis son pouvoir depuis des années en jouant sur les faux-semblants et en se tricotant une légende, jamais remise en cause, avant le 21 novembre 2017, malgré ses incohérences et ses contradictions.
Versions plus ou moins romancées
En Suède, beaucoup sont ainsi convaincus qu’Arnault est une célébrité en France. « On me l’a présenté comme un directeur d’opéra. J’ai toujours pensé qu’il avait dirigé une des plus grandes scènes de Paris », raconte une écrivaine suédoise, proche de l’Académie, soufflée d’apprendre qu’il n’en est rien.
A-t-il lui même entretenu le mensonge ? Omis de rétablir la vérité ? Même un de ses amis les plus proches, l’écrivain Stig Larsson, figure de la scène littéraire suédoise dans les années 1980 et 1990 (à ne pas confondre avec l’auteur de polar Stieg Larsson), reconnaît qu’il ne sait pas grand-chose du passé de celui dont il continue de clamer l’innocence. Ils se sont rencontrés à la fin des années 1980, dans un bar de la capitale suédoise. Jean-Claude Arnault « chopait toutes les filles », raconte l’écrivain. Il viendrait d’une famille aisée, ajoute-t-il :
« Quand on s’est rencontré il était beaucoup plus riche que moi, c’était lui qui payait, en vrai bourgeois français ! »
A Stockholm, on se souvient aussi l’avoir entendu dire qu’il avait été élevé par des gouvernantes, qu’il serait passé par l’Ecole normale supérieure et aurait un lien de parenté avec Bernard Arnault, le patron de LVMH. Pourtant, vérifications faites, tout est faux. Selon une source proche de la famille, Jean-Claude Arnault est né d’une relation illégitime, le 15 août 1946 à Marseille. Il aurait d’abord été placé chez une nourrice, avant d’être élevé par son père George Pinkstein, négociant en bois, et sa seconde femme. Durant son enfance, il n’a aucun contact avec sa mère, restée vivre avec son mari, dont il porte le nom de famille. A l’école, il apprend le métier d’électricien, avant de quitter la maison à 17 ans, pour faire son service militaire.
Son départ pour la Suède entre 1968 et 1969 fait lui aussi l’objet de plusieurs versions, plus ou moins romancées. En fait, selon la même source, il travaillait à l’époque pour son père, qui lui avait demandé de livrer un chargement de bois à un client, dans le nord du pays. Jean-Claude Arnault est parti en voiture et n’est jamais revenu. Impossible d’avoir la version du principal intéressé. Depuis le 21 novembre 2017, le couple a disparu, probablement réfugié en France. Il ne s’exprime plus que par le biais de son avocat, Me Björn Hurtig, une pointure du barreau stockholmois, qui se contente de clamer l’innocence de son client.
Quand il arrive à Stockholm, le Français raconte être monté sur les barricades à Paris, en mai 1968. Les cheveux bruns ramenés en queue-de-cheval, une veste de cuir sur les épaules, il présente bien. A l’automne 1969, Arnault fréquente l’école de photographie Christer Strömholm, dans le quartier de Södermalm. Anders Petersen, un ancien élève, se souvient d’un « type sympa, très social », mais confie n’avoir « jamais vu » ses travaux. Aujourd’hui encore, il continue de se présenter comme photographe, alors qu’il n’a pourtant réalisé aucune exposition. Ses seuls clichés publiés l’ont été dans trois recueils de poèmes de sa femme.
« Un personnage balzacien »
Les années suivantes, Arnault évolue dans le milieu anarchiste suédois et traîne dans les couloirs du prestigieux Institut dramatique de Stockholm. Il passe ensuite à la mise en scène d’opéras amateurs. Mais sa carrière dans l’opéra sera de courte durée. Son caractère irascible, ses rêves de grandeur et son égocentrisme poussent ses partenaires à bout.
En 1978, il rencontre Katarina Frostenson, beauté blonde, née en 1953, et qui va bientôt devenir la plus grande poétesse de sa génération. Francophone, traductrice en suédois de Marguerite Duras, Henri Michaux ou Bernard-Marie Koltes, elle signera une vingtaine de recueils de poésie et plusieurs pièces de théâtre.
Ils se marient quelques années plus tard et fondent en 1989 le Forum, dont il sera le directeur artistique, jusqu’en novembre 2017. Hébergé dans le sous-sol d’un bâtiment résidentiel de la rue Sigtunagatan, dans le quartier de Vasastan, la scène culturelle alternative connaît ses heures de gloire après l’entrée de Katarina Frostenson à l’Académie suédoise en 1992. L’élite culturelle stockholmoise y accourt alors, pour écouter du Proust ou du Satie, assis sur des chaises en plastique, en dégustant du vin rouge servi dans des gobelets. « C’était son chef-d’œuvre, raconte le professeur Hans Ruin, qui y chapeaute les discussions philosophiques. Il y avait une ambiance cabaret de l’entre-deux-guerres, ou salon du XVIIIe siècle. »
Stig Larsson est un régulier. Göran Greider, un intellectuel de gauche, qui fréquente lui aussi le Forum, décrit Arnault comme « un personnage balzacien évoluant dans le décor », avec lequel il ne se souvient pas « avoir eu un seul échange d’un intérêt intellectuel en 35 ans ». Le fait qu’il était Français a sans doute joué un rôle, affirme-t-il, auprès de ce petit groupe fasciné par la France et ses philosophes postmodernes,
Après les soirées au Forum, ils se retrouvent souvent au Wasahorf, une brasserie française où Arnault a ses habitudes. Il connaît bien les sommeliers. Il commande de bons vins. Il y a toujours des femmes. Alors que Katarina Frostenson continue de le défendre aujourd’hui, leur relation fascine. « On pouvait voir qu’ils étaient importants l’un pour l’autre, commente Hans Ruin. Pas seulement elle pour ce qu’il voulait faire, mais lui aussi pour elle et son art. »
Dans ses textes lyriques, elle évoque le sexe, la mort, le prédateur devenu proie et vice-versa, incitant aujourd’hui à une relecture de son œuvre à l’aune des révélations de DN. Et ajoutant une part supplémentaire de mystère à cette affaire, qui risque de ne pas se dissiper : le procès devrait probablement être tenu à huis clos.