« Chef’s Table » : un peu de pâte, beaucoup de pathos…
« Chef’s Table » : un peu de pâte, beaucoup de pathos…
Par Renaud Machart
La série de David Gelb alterne portraits biographiques dramatisés avec épisodes instructifs sur de lointaines traditions culinaires oubliées.
On avait regretté récemment (Le Monde du 5 mai) que, pour ces portraits de chefs à travers le monde que propose la série culinaire Chef’s Table, créée par David Gelb en 2015, l’aspect biographique prenne trop souvent le pas sur le propos strictement culinaire.
Le premier des quatre épisodes qui constituent le cinquième « volume » (et non « saison », ce serait trop vulgaire) de ce programme volontiers chic et snob réitère cette tendance : il n’est quasi exclusivement question, au sujet de la chef mexicaine Cristina Martinez, que de son trajet personnel de femme battue devenue immigrée illégale aux Etats-Unis.
On ne peut évidemment que compatir à ce témoignage qui s’inscrit dans l’ère #metoo. Mais on regrettera cependant qu’entre deux séquences lacrymales, au pathos un peu trop mis en scène et en musique, on n’ait droit qu’à de rares renseignements sur la cuisine qu’elle pratique dans une enseigne populaire de Philadelphie.
A l’opposé du spectre, le cas d’Albert Adria, le jeune frère de Ferran Adria, portraituré dans le dernier épisode de cette livraison de Chef’s Table, semble appeler aussi à la compassion, mais pour d’autres raisons : le petit génie caché derrière le sorcier de la cuisine moléculaire d’El Bulli, l’enseigne catalane mythique fermée en 2011, perdu dans les arcanes moléculaires, aurait failli craquer.
A force de concevoir avec et pour son frère des moules sphériques, des espumas intergalactiques et des biscuits à l’azote liquide, il en est presque venu à ouvrir… un bar à tapas. Cet aveu poignant est naturellement accompagné de musique digne d’un enterrement de chef d’Etat.
Un travail d’ethnologue
Heureusement, les deux autres épisodes de cette nouvelle saison sont autrement captivants et réinstallent la cuisine au centre du propos et de l’histoire. L’épisode 2 s’intéresse au chef turc Musa Dagdeviren. Il raille les écoles culinaires de son pays, centrées sur les techniques de gastronomie française, alors que la cuisine traditionnelle turque, dont les recettes sont transmises par voie orale, se perd.
Dagdeviren, qui ne se prend pas pour le sauveur du monde culinaire, a redonné au kebab ses lettres de noblesse, fait un travail d’ethnologue en visitant une quarantaine de villages dans toutes les régions de la Turquie afin de recueillir et essayer par lui-même les recettes dites « de grand-mère ».
Bo Songvisava, la forte tête
Pour l’épisode 3, la caméra part à Bangkok, où officie Bo Songvisava, chef de cuisine thaïlandaise formée en Australie et au Nahm, le fameux restaurant thaï de David Thompson à Londres. Revenue au pays, la jeune femme propose désormais des plats qui rappellent eux aussi à ses compatriotes la cuisine que leur faisaient leurs grands-parents, mais présentés selon les canons de la cuisine contemporaine.
Bo Songvisava encourage et soutient la production du sucre de palme (un ingrédient commun à presque tous les plats de la cuisine thaï) plutôt que de souscrire à l’emploi, quasi généralisé aujourd’hui dans son pays, du sucre blanc raffiné ; elle traque les producteurs de produits naturels en Thaïlande où le label bio n’est pas vraiment présent…
Cette forte tête dit bravachement ne pas moduler les quantités de piment en fonction du palais des touristes, habitués à une cuisine thaï dévoyée et sans saveur. Et de lancer, délicieusement incorrecte et rafraîchissante : « Il y a des clients pour lesquels on préférerait qu’ils ne viennent pas manger chez nous… »
Chef’s Table, saison 5, série documentaire créée par David Gelb (EU, 2018, 4 × 45-51 min). www.netflix.com