« Ecoute », de Boris Razon, est publié chez Stock. / STOCK

LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, la rédaction du « Monde des livres » vous propose de retrouver Don Winslow à New York, écouter les conversations d’un quartier parisien, tout savoir sur la France littéraire avant la Révolution, découvrir un magnifique premier roman malais ou encore redécouvrir Robespierre.

POLAR. « Corruption », de Don Winslow

Au sein de la police new-yorkaise, le célèbre NYPD, ils forment un groupe à part surnommé « la Force », dont le champ d’action est, depuis dix-huit ans, le nord de Manhattan, ses gangs, ses trafiquants de drogue et d’armes. Dans les ghettos, l’unité d’élite est crainte et respectée. Il y a là Phil Russo, le grand Black Bill Montague, vêtu comme un professeur d’Harvard, le jeune Billy O’Neill, tué au cours d’un raid et désormais remplacé. A leur tête, le sergent Denny Malone, un chef né, que Don Winslow, contrairement à ce qu’il faisait dans ses précédents livres, davantage polyphoniques, ne quitte pas d’une semelle.

Tous courent de graves dangers depuis qu’ils ont dérobé la moitié d’un stock d’héroïne découvert au domicile d’un dealer, soit 20 kg, représentant 4 millions de dollars. La nouvelle va se répandre, éveiller les soupçons de la police fédérale et mettre à mal l’amitié de ceux qui se considèrent comme des frères. Dans Corruption, que James Mangold portera au cinéma, aucune institution (FBI, justice, municipalité…) n’est épargnée, qu’il s’agisse de pots-de-vin ou de dettes contractées à la suite de services rendus. Sur un mode très dialogué, électrique, le roman se présente comme une histoire d’écoutes, de chantages, de mutuelles manipulations et de trahisons – jusqu’au tragique, dans la noble tradition des grands récits mafieux, épiques et désespérés. Macha Séry

Corruption (The Force), de Don Winslow, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, HarperCollins, « Noir », 592 p., 22,90 €.

ROMAN. « Ecoute », de Boris Razon

Caché dans une camionnette avenue des Gobelins, l’officier de police Vincent Lemasson intercepte tous les messages envoyés ou reçus dans son périmètre. Ce flic à la culture classique, peu familier du virtuel, découvre alors une autre ville, « souterraine comme une rivière, des égouts, un torrent de mots qui servaient à éluder, mentir, faire patienter, à raconter une autre histoire que celle qu’il voyait face à lui ». Un individu l’intrigue, car il est le seul à n’émettre aucun message. Dans ce monde hyperconnecté, un homme sans portable ne peut être que suspect. Lemasson va tenter d’en savoir plus à son sujet.

En braquant l’objectif sur le versant numérique de nos vies, c’est une humanité triste que montre Boris Razon (cinq ans après son premier roman très remarqué, Palladium, Stock), car l’abondance d’échanges ne parvient pas à effacer un profond sentiment de solitude. Roman sur la virtualisation des relations humaines, ce deuxième livre interroge aussi sur la possibilité de vivre caché dans un monde de plus en plus surveillé. Stéphanie Dupays

Ecoute, de Boris Razon, Stock, 302 p., 19,50 €.

ROMAN. « La Somme de nos folies », de Shih-Li Kow

Il règne une étrange tranquillité à Lubok Sayong. Pourtant, des trombes d’eau déferlent sur ce village, au nord de Kuala Lumpur, en Malaisie. On imagine que les enfants, sortis pour regarder l’éclipse, ont peur. Que les parents sont pris de panique à l’idée de voir les deux rivières et les trois lacs voisins déborder et ensevelir leurs maisons. Mais ce n’est pas ce qui inspire Auyong, vieux directeur de la conserverie de litchis et l’un des narrateurs de ce magnifique premier roman. Observant la catastrophe, ce pêcheur zélé raconte des histoires. Que le lac de la Quatrième Epouse est né du sang d’une jeune femme suicidée du haut d’une colline pour échapper à son affreux mari ; que, au plus fort des inondations, sa truculente amie, Beevi, a libéré son poisson bizarre et que, ensuite, une sorte de monstre du Loch Ness a semé la terreur parmi les touristes ; que les coupures de courant ont privé les couples de telenovelas et provoqué neuf mois plus tard un pic de naissances ; enfin, Auyong relate l’arrivée des « créatures du déluge », des politiciens en campagne promettant de l’aide aux sinistrés en s’assurant bien de la présence des caméras.

Dès l’abord du roman, le regard de Shih-Li Kow ravit. L’écrivaine malaisienne voit la magie dans le désastre. Le cocasse dans l’agitation frénétique des gens de la ville. L’écrivaine de langue anglaise, née dans la communauté chinoise de Kuala Lumpur, manie avec talent la chronique locale, l’épopée, la critique sociale, les légendes urbaines et même l’épouvante, et démontre un goût pour le grotesque et le pittoresque qui n’est pas sans évoquer l’Américaine Flannery O’Connor (1925-1964). Gladys Marivat

La Somme de nos folies (The Sum of Our Follies), de Shih-Li Kow, traduit de l’anglais (Malaisie) par Frédéric Grellier, Zulma, 384 p., 21, 50 €.

HISTOIRE. « Un tour de France littéraire », de Robert Darnton

Au XVIIIe siècle, rappelle Robert Darnton, les libraires provinciaux opposaient une forte résistance à la domination sans partage de Paris (où se concentrait la production légale de livres). Ils avaient trouvé une parade dans l’écoulement des contrefaçons venues de maisons installées à l’étranger, notamment en Suisse. On connaît le rôle que ces maisons ont joué pour la diffusion des œuvres interdites des Lumières ; on sait moins que la censure portait aussi sur la qualité littéraire et matérielle du livre. Si bien que les ventes clandestines concernaient en priorité les ouvrages piratés, vendus à moindre coût.

Au fil du périple accompli, à travers la France, par un employé de la Société typographique de Neuchâtel entre juillet et novembre 1778, une truculente galerie d’intermédiaires fait son apparition, tel, à Blois, Lair qui, outre ses activités de vigneron ou de maître d’école, vendait des ouvrages sous le manteau. A travers ces multiples portraits, Robert Darnton montre de quelle manière, à l’aube de la Révolution, les livres pénétraient toutes les couches de la société française. Jean-Louis Jeannelle

Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution (A Literary Tour de France), de Robert Darnton, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené, Gallimard, « NRF essais », 400 p., 25 €.

HISTOIRE. « Robespierre », de Marcel Gauchet

Le Robespierre de Marcel Gauchet s’apparente moins au genre biographique qu’à une réflexion sur le sens de l’action menée par l’avocat-orateur, une étude sobre du processus par lequel celui que ses admirateurs ont vu comme un martyr a pu s’instituer en oracle de la Révolution. Surtout quand celle-ci a dû se confronter à la fabrication imprévue d’une République, en 1792.

Depuis longtemps, Marcel Gauchet déplore que les textes produits par les révolutionnaires sur la Révolution soient sous-exploités. C’est à partir des discours prononcés par le personnage et de la place qu’il occupe au sein du personnel politique qu’il tente donc de cerner la singularité de son sujet. Peu porté sur les dossiers, Robespierre donne des directions – fonction d’autant plus essentielle, entend démontrer l’ouvrage, que la Révolution est désorientée quand il est renversé, puis guillotiné.

Le livre ouvre des perspectives sur des points de recherche négligés, par exemple le bureau de police générale que Robespierre et Saint-Just ont cherché, peu avant leur chute, à investir afin de prendre la main sur une Terreur qu’ils dominaient moins qu’on a dit. Par le simple fait qu’il nous aide à parler de robespierrisme en connaissant mieux Robespierre, cet essai apporte du neuf. Nicolas Weil

Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, de Marcel Gauchet, Gallimard, « L’esprit de la cité », 288 p., 21 €.