Etre une femme en Afrique : « On doit toujours prouver qu’on est capables »
Etre une femme en Afrique : « On doit toujours prouver qu’on est capables »
Par Maryline Baumard
Une vingtaine de personnalités du continent et de France ont pris la parole lors des Débats du « Monde Afrique » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
La journaliste soudanaise Nima Elbagir aux Débats du « Monde Afrique », le 28 novembre 2018, au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. / Camille Millerand pour Le Monde
Debout sur la scène, elle se souvient – et le public avec elle. C’était il y a tout juste un an. La diffusion de son reportage sur CNN avait entraîné une sidération internationale. La journaliste soudanaise Nima Elbagir avait en effet filmé un marché aux esclaves dans la banlieue de Tripoli, en Libye, où la vie d’un homme ne vaut pas plus de 700 dinars (440 euros).
Mercredi 28 novembre, cette infiltrée est venue au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à Paris, raconter les coulisses de ce travail qui a fait prendre conscience du traitement des migrants dans le chaos libyen. Si elle n’avait pas été femme, noire, musulmane et arabophone, aurait-elle réussi cette approche qui lui a nécessité « trois ans de travail » ? Pas sûr, comme le rappelle celle qui avait déjà été la première à raconter la guerre du Darfour de l’intérieur, en 2002 ; la première, aussi, à prendre le risque d’entrer en zone Ebola lors du début de l’épidémie en Afrique de l’Ouest, en 2014…
Le témoignage de Nima Elbagir a été l’un des temps forts des Débats du Monde Afrique, mercredi au Quai Branly, consacrés à la place des femmes sur le continent. Politiciennes, artistes, cheffes d’entreprises qui écrivent une nouvelle page de l’Afrique au féminin… Elles étaient une vingtaine, du continent et de France, à prendre la parole dans ce lieu symbolique pour raconter les nouveaux militantismes.
Qui sont donc les modèles de ces femmes d’action en ce début de XXIe siècle ? Sur ce continent où depuis des siècles, l’épouse, la mère ou la tante œuvre en silence, Louise Mushikiwabo, la nouvelle secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), a tenu à commencer par rendre hommage à ces générations d’anonymes. « C’est surtout nos mères, nos tantes, qui sont nos modèles », a-t-elle souligné, avant d’ajouter que « sur le plan politique, on a besoin aujourd’hui de beaucoup plus de femmes qui aient de la visibilité ».
Plafond de verre
En ouverture de cette journée, trois femmes de premier plan – la Rwandaise Louise Mushikiwabo, donc, mais aussi la Tunisienne Bochra Belhaj Hmida et la Libérienne Williametta Saydee Tarr – sont venues raconter comment elles ont fait entendre leur voix dans un paysage politique où les hommes dominent depuis des décennies.
De gauche à droite : Bochra Belhaj Hmida, députée tunisienne ; Maryline Baumard, rédactrice en chef du « Monde Afrique » ; Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de la Francophonie ; et Williametta Saydee Tarr, ministre libérienne du genre et de la protection sociale / Camille Millerand pour Le Monde
Louise Mushikiwabo a conquis en octobre la tête d’une organisation représentant 300 millions de francophones et 21 pays, après neuf ans comme cheffe de la diplomatie du Rwanda. Un poste épuisant qu’elle a tenu avec brio dans une période où son pays se reconstruisait et se pacifiait. Très critiqué pour son approche des droits humains, le Rwanda a su très tôt laisser une place aux femmes. Louise Mushikiwabo a d’ailleurs rappelé qu’à Kigali, « 60 % du Parlement est féminin » ; mais elle n’oublie pas que la politique y reste pourtant « un monde d’hommes, puisqu’une fois que les femmes ont accès à des postes à responsabilité, on s’interroge sur leur présence, a-t-elle ajouté, puisqu’on doit toujours prouver qu’on est capables ».
Même si elle vit elle aussi dans un pays où le combat des femmes est depuis longtemps engagé, la députée tunisienne Bochra Belhaj Hmida a aussi tenu à rappeler qu’il lui fallait « militer tous les jours pour prouver que l’espace politique est notre espace naturel ». Un militantisme que la ministre libérienne du genre et de la protection sociale, Williametta Saydee Tarr, avait déjà développé dans ses premiers métiers dans le secteur bancaire et dans les ONG, avant de l’importer sur la scène gouvernementale de son pays. Pour elle, il faut se battre au quotidien pour être sur la première marche du podium et ne pas être reléguée au rang de conseillère ou de numéro deux.
Même si toutes trois représentent la pointe avancée des combats, celles qui font bouger les lignes, elles ont conscience de ce plafond de verre. Et pour le briser, c’est sur les sociétés qu’il faut travailler. En tant que présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), c’est d’ailleurs Bochra Belhaj Hmida qui est derrière la proposition de rééquilibrer l’héritage entre hommes et femmes en Tunisie. Un sujet qui sera discuté en début d’année au Parlement et qui déplace assez de pions pour faire ensuite évoluer la place de la femme dans la société tout entière.
24 % d’entrepreneuses
Cette conquête des terres masculines ne passe pas que par la politique. Elle trouve aussi un espace de combat sur les terrains de football. C’est en tout cas une bataille que porte la Sénégalaise Fatma Samoura, secrétaire générale de la FIFA depuis 2016. Arrivée à la tête de cette organisation alors vérolée par les scandales, elle se bat aujourd’hui pour faire du sport un levier d’émancipation des jeunes filles. Déjà, « 46 % des postes à responsabilité de la FIFA sont occupés par des femmes », rappelle celle à qui ce score ne suffit pas. Mais ce qu’elle veut surtout, c’est faire venir plus de filles sur les terrains, pour leur donner grâce au ballon rond un moyen de prendre le pouvoir sur leur vie et de faire entendre leur voix dans la société.
La Sénégalaise Fatma Samoura, secrétaire générale de la FIFA, au musée du Quai Branly, le 28 novembre 2018. / Camille Millerand pour Le Monde
Evidemment, Fatma Samoura sait que le sport ne changera pas tout. Elle le sait d’autant mieux qu’elle-même est passée par d’autres univers avant d’arriver là. Des années d’ONG ont façonné son goût du terrain et, avant encore, un emploi comme trader l’a baladée dans des univers éminemment masculins. De quoi se souvenir que l’économie est elle aussi un peu confisquée par les porteurs de costumes. Et pourtant, en Afrique, les choses bougent vite. Quand en Europe seules 6 % des femmes actives sont à la tête d’une société, elles sont 24 % en Afrique, ce qui en fait « le premier continent de l’entrepreneuriat féminin », selon une étude du cabinet Roland Berger réalisée pour le forum Women in Africa, en septembre.
Même si les zones anglophones sont plus innervées par l’esprit d’entreprise que l’Afrique francophone, « il n’y a pas d’eldorado entrepreneurial en Afrique », a expliqué Markus Goldstein, de la Banque mondiale, à un auditoire passionné par le sujet, mercredi au Quai Branly. Dans tous les pays du continent, les femmes se sont saisi du levier de l’entrepreneuriat pour survivre et nourrir leur famille. Mais là encore, l’affaire n’est pas simple.
La Franco-Ivoirienne Swaady Martin, fondatrice d’Yswara, une entreprise spécialisée dans le thé de luxe, a raconté les barrages qu’elle a dû franchir pour créer une entreprise viable, mais aussi une marque qui rayonne par-delà les frontières de l’Afrique. Son affaire a eu du mal à démarrer, a plusieurs fois failli fermer, mais a finalement pris un élan suffisant pour se lancer à la conquête de la Chine, ni plus ni moins… Et le comble dans tout cela, c’est que, comme le remarque Swaady Martin, « des financeurs qui ont refusé de m’aider au départ sont aujourd’hui partenaires de jeunes entrepreneurs que j’aide moi-même ». Elle a bien dit « entrepreneurs » et non « entrepreneuses ». Toute la différence se niche peut-être là, une fois encore…
D’ailleurs, Markus Goldstein a profité de cette journée pour présenter, en exclusivité pour Le Monde, une enquête au long cours réalisée par la Banque mondiale dans quatorze pays africains, sur sept ans. Ce travail montre que si les entreprises gérées par des femmes se développent moins que celles des hommes, créent moins d’emplois et dégagent moins de marge, c’est notamment parce qu’elles sont moins financées au départ et s’installent sur des créneaux moins porteurs. Mais ce sont les seuls champs laissés libres par les hommes à leurs concurrentes féminines…
De gauche à droite : Mame-Fatou Niang, documentariste et professeure à l’université Carnegie-Mellon de Pittsburgh ; Coumba Kane, journaliste au « Monde Afrique » ; Chayet Chiénin, auteure du magazine en ligne « Nothing But the Wax » ; et l’écrivaine Laura Nsafou. / Camille Millerand pour Le Monde
Des mots d’hommes
Se faire une place, c’est aussi le combat en France des femmes noires qui veulent être reconnues comme telles. « La France noire, c’est le “hot topic” [le sujet chaud] de l’année 2018 dans les milieux universitaires, ici mais aussi aux Etats-Unis : les étudiants choisissent de plus en plus ce thème pour leur thèse », rappelle Mame-Fatou Niang, auteure du documentaire Mariannes noires et professeure à l’université Carnegie-Mellon de Pittsburgh.
Chayet Chiénin, auteure du magazine en ligne Nothing But the Wax, a quant à elle ouvert cet espace de liberté parce que « l’Afrique est devenue tendance, oui, mais aussi parce qu’on n’a pas notre propre média », a-t-elle expliqué à la journaliste du Monde Afrique, Coumba Kane, ajoutant : « J’ai voulu donner la parole à notre génération pour qu’elle raconte notre réalité. » Et ce dans une France encore un peu trop pudique pour « parler de femme noire », préférant les termes « ethnique » ou « black »… « Le mot “noir” est difficile à sortir de la bouche des Français », s’accordent Chayet Chiénin et Mame-Fatou Niang. Preuve qu’il reste du chemin à parcourir…
Mame-Fatou Niang : « A quand une Marianne noire ? »
Pour avancer, rien de tel que d’enrôler les hommes dans le mouvement. Deux d’entre eux ont d’ailleurs eu des mots très justes, mercredi, pour raconter comment ils partagent ces combats. Mohamed Keita, un jeune acteur sénégalais qui joue dans la série « C’est la vie », estime que les combats contre l’excision, les grossesses précoces, l’exposition des jeunes femmes au VIH sont aussi les siens.
Quelques heures plus tôt, un homme de théâtre malien avait aussi raconté ses actions. Au cœur de Bamako, Adama Traoré, metteur en scène, comédien et directeur de la compagnie Acte Sept et du Festival du théâtre des réalités, a mis en place une sorte de théâtre-action pour installer le débat dans la société. Et au centre de ses thématiques, il y a toutes ces violences, réelles et symboliques, faites chaque jour aux femmes. Les mots sont ses armes pour dénoncer l’injustice et, au musée du Quai Branly, il l’a dit et répété.